L’humilité, chemin de l’excellence


L’humilité ne nous est pas spontanée. Elle va à rebours de notre soif naturelle de reconnaissance, de considération. Alors avez-vous remarqué comment s’y prend Jésus pour nous y inviter ? Oui, me répondrez-vous : il nous raconte deux paraboles, l’une sur le choix des places lorsqu’on est invité chez quelqu’un — il faut prendre la dernière, pas la première —, l’autre sur le choix des invités lorsque l’on reçoit chez soi — il faut inviter des pauvres et des infirmes plutôt que des amis et des proches. C’est entendu. Vous avez bien écouté ce qu’a proclamé le diacre. Mais tel n’est pas le fond de ma question : avez-vous remarqué de quelle manière Jésus veut nous convaincre, nous persuader d’agir avec humilité ?
Il aurait pu le faire sous le mode du commandement, du précepte impératif. En sa qualité de Fils de Dieu, il a autorité pour nous révéler des comportements dont nous ne pourrions pas découvrir par nous-même qu’ils sont bons, qu’ils sont droits, qu’ils sont nécessaires pour notre salut, surtout lorsque ces commandements vont à contre-pente de notre élan spontané. Ailleurs, il nous commande avec fermeté : « Moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.[…] Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 44.48) ; ici, de même, Jésus aurait pu nous ordonner : Amen, amen je vous le dis, comportez-vous avec humilité ; ne prenez pas les premières places ; n’invitez pas les gens bien, mais les délaissés, les marginaux.
Or ce n’est pas exactement de cette manière que procède Jésus dans nos deux paraboles. Au lieu d’en appeler au devoir : « c’est comme ça parce que c’est comme ça », « soyez humble parce qu’il faut être humble », « faite le bien parce que c’est le bien », il cherche plutôt à nous convaincre par de petits raisonnements, par des raisonnements qui semblent même un peu intéressés, un peu calculateurs.
Je résume en effet ce que Jésus semble dire : si tu prends toi-même la première place en arrivant chez celui qui t’invite, tu risques fort que ce dernier vienne te reprendre : non, non, cette place n’est pas pour toi, elle est réservée pour quelqu’un de plus important ; recule, prends la place qui reste, tout au fond ; et alors tu vas être ridiculisé, humilié ; il est donc mieux pour toi de commencer par te mettre au fond, et d’attendre que ton hôte vienne lui-même te chercher : mon ami, monte plus haut. Voilà un comportement plus malin, à tout le moins plus prudent. Restez humble, c’est votre intérêt ! Cela relève tout simplement de la bonne vielle sagesse humaine : commencez par paraître humble, et vous serez élevés.
Mais est-ce vraiment cela que Jésus est venu nous enseigner ? Avait-on besoin que le Fils éternel de Dieu vienne en personne parmi nous pour révéler ce qui relève du simple bon sens, d’une prudence bien comprise, somme toute assez banale ?
On devine alors que l’humilité telle que Jésus nous l’enseigne se tient comme entre deux écueils, entre deux conceptions déficientes de l’humilité. D’un côté une conception moralisante et idéaliste : l’humilité est bonne par elle-même et pour elle-même ; il faut être humble pour casser en nous tout désir d’excellence, de réussite, de succès, parce qu’il est bon en soi d’être humilié, rabaissé, méprisé. On voit ce qu’une conception aussi brutale peut avoir d’inhumain. De l’autre côté, une conception intéressée, calculatrice, de l’humilité : si tu veux réussir, devenir le premier, commence par ne pas te montrer trop pressé, modère l’expression de tes ambitions, inspire confiance, apprivoise les uns et les autres, et alors viendra le temps de ton succès. On voit ce qu’une telle conception, très courte elle aussi, peut avoir de trop humain.
L’humilité telle que nous l’enseigne Jésus ne vise pas à casser en nous tout désir de réussite, d’excellence, de perfectionnement, mais elle consiste à reconnaître que nous n’obtiendrons jamais par nous-mêmes la vraie réussite, l’excellence et la perfection à laquelle nous sommes appelés, mais que nous ne pourrons y parvenir que pour autant que c’est le Seigneur, et lui seul, qui nous y conduit, qui nous y élève. C’est en cela que l’humilité chrétienne n’est ni moralisante ni calculatrice, mais théologale. Elle est le chemin révélé par Dieu, donné par Dieu, ouvert par Dieu lui-même dans notre chair, pour nous conduire à une excellence et une perfection de nous-même qui n’est nulle part ailleurs que dans la communion avec lui. Oui, nous sommes tous appelés à une bonne place, tous ; oui, nous sommes tous faits pour l’excellence, tous destinés à l’excellence. Mais seul le Seigneur peut nous y élever, pour autant que nous aurons emprunté le chemin que lui-même a parcouru pour nous, celui de l’humilité radicale.
L’humilité vraie est théologale, c’est à dire que Dieu nous y appelle à travers l’exercice concret et quotidien des trois vertus théologales que l’Esprit-Saint infuse dans nos cœurs, ces vertus théologales sans lesquelles il n’y a plus de vie chrétienne, ou seulement un cadavre de vie chrétienne.
Par la foi, nous reconnaissons, nous contemplons, la manière dont Jésus, le Fils éternel de Dieu, à l’encontre de toutes les sagesses et de toutes les religions du monde, a conquis pour nous le salut, en se laissant humilier jusqu’à l’extrême, sur la Croix, par obéissance au Père, par amour pour nous. « Il a tellement pris la dernière place, que jamais personne n’a pu la lui ravir », disait l’abbé Huvelin. Mais parce qu’il s’est humilié jusqu’à la mort, et à la mort de la croix, Dieu l’a exalté et fait Seigneur. Par la foi, nous proclamons ainsi la victoire définitive de l’humilité, chemin vers la Gloire que Jésus nous a ouvert, afin que nous parvenions par lui, avec lui et en lui à la plénitude de la vie.
Par l’espérance, nous nous appuyons fermement sur l’ancre qui nous unit à Dieu, de sorte que nous sommes sûrs qu’au cœur de toutes les épreuves que nous vaudra nécessairement le chemin de l’humilité, le Seigneur sera avec nous, à nos côtés, pour nous délivrer, pour nous secourir, pour nous donner la force de tenir bon jusqu’au bout.
Par la charité, qui nous revêt de l’amour même dont Dieu nous aime et aime tous les hommes, nous apprenons à porter sur tout homme, surtout sur les malades, les faibles, les marginaux, les délaissés, le regard que Dieu pose sur eux, le regard par lequel Dieu les invite avec prédilection à la table du Royaume. En les invitant à notre table, nous imitons Dieu, nous nous unissons à Dieu, nous agissons en enfants de Dieu.
L’humilité, frères et sœurs, n’est pas pour nous un chemin facultatif. Elle est le seul chemin de la réussite, car elle le seul chemin que Dieu a emprunté lui-même pour nous ouvrir la voie de la vraie vie et pour nous y élever : « Quiconque s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé » (Lc 14, 11). Non pas une humilité idéaliste et inhumaine qui nous réduirait à rien. Non pas une humilité calculatrice et trop humaine qui dissimule des ambitions toutes personnelles. Mais l’humilité par laquelle nous nous laissons abaisser parce que Jésus lui-même s’y est abaissé et, parce que, dès maintenant, Dieu nous y accompagne, nous y soutient, nous y relève.
Oui, c’est bien les meilleures places qu’il nous faut ambitionner, les plus hautes et les plus parfaites. Mais surtout pas celles que nous aurions choisies tout seul, au détriment des autres et auxquelles nous parviendrions par nous-mêmes, sans les autres. La meilleure place, celle que nous devons tous ambitionner, c’est celle que Dieu nous a préparée et qu’il nous donne dès maintenant, pour autant que nous le suivons et l’imitons sur le chemin de l’humilité, en nous appuyant radicalement sur lui, en nous tournant radicalement vers nos frères, surtout « les pauvres, les infirmes, les boiteux, les aveugles : heureux sommes-nous de ce qu’ils n’ont pas de quoi nous rendre ! Car cela nous sera rendu lors de la résurrection des justes (Lc 14, 13-14).

