«’Crucifierai-je votre roi?’, demande Pilate et les grands prêtres répondent: ‘Nous n’avons d’autre roi que César’ » (Jn 19, 15). Stupéfiante capitulation. En rase campagne. Comment trahir davantage la vocation de ce peuple, libre et debout, mis à part pour attester qu’il n’y a d’autre Roi que le Seigneur?
Car si nous sommes des hommes et des femmes libres, c’est précisément parce que nous appartenons à un autre roi que César. Certes, tant que César fait son travail de César, tant qu’il œuvre modestement à promouvoir le bien commun de la Cité, alors nous rendons à César ce qui est à César (Mt 22, 21), et il ne trouvera pas collaborateurs plus dévoués que les chrétiens. Mais quand la tête tourne à César, quand César commence à se prendre pour Dieu, alors, comme une chose toute naturelle, sans provocation mais avec une détermination inflexible, le chrétien entre en résistance.
Innombrable et lumineuse cohorte des témoins de l’irréductible liberté chrétienne: «tous les genoux qui n’ont pas plié devant Baal» (1 Ro 19, 18) – car c’est devant le Christ-Roi et lui seul que tout genou devra fléchir au ciel, sur terre et aux enfers (Ph 2, 10) -, tous ceux qui ont préféré «obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes» (Act 5, 29), tous ceux qui ont dit non… et qui en ont payé le prix.
Lorsque Amman le despote se pavane dans les rues de Suse, revêtu des oripeaux de sa puissance, et que tous font la courbette, seul Mardochée le juif reste debout: «Je ne me prosternerai devant personne si ce n’est devant toi Seigneur» (Est 4, 17e). Lorsque Néron ou Dioclétien impèrent qu’on sacrifie aux dieux de l’État, le petit peuple des chrétiens – les sans-noms, tout ce qu’ il y a de plus faible en ce monde – lui tient tête: «Non possumus, nous ne pouvons pas». Lorsqu’au XVIe siècle Henry VIII exige de ses sujets qu’ils le reconnaissent comme seul chef de l’Eglise d’Angleterre, le chancelier Thomas More, comme une chose toute naturelle, renonce à ses hautes fonctions. Plutôt que trahir sa conscience, il préfère monter à l’échafaud. Lorsque la République, partout victorieuse, entreprend de domestiquer l’Eglise catholique, de l’assujettir à l’État, un vieillard, pourtant à bout de force, se dresse dans la chaire de Pierre. Non, l’Eglise n’est pas soluble dans la société civile. Elle ne tient sa légitimité ni de la souveraineté populaire, ni du bon vouloir du prince. L’Eglise est libre car elle vient d’en-haut. Arrêté, déporté malgré son grand âge, Pie VI vient agoniser chez nous, à Valence, il y a exactement deux cents ans. Le «citoyen-pape» – le dernier pensait-on… espérait-on – est enseveli à la va-vite, sans tambour ni trompette, comme un paria. Qu’importe! Il n’a pas cédé d’un pouce. «Il a gardé le bon dépôt» (2 Tm 1, 14).
Et aujourd’hui, frères et sœurs? Aujourd’hui, où en sommes-nous? Notre siècle a vu sortir du «puits de l’Abîme» (Ap 9, 2) deux totalitarismes effrayants: le nazisme païen et le communisme athée. Monstres impies qui se sont gorgés du sang des justes. De ceux qui osaient confesser un autre Seigneur qu’Hitler ou Staline, que la race ou le Parti. Et il est vrai qu’en comparaison de ces années de ténèbres, de brouillard et de sang, nos sociétés respirent.
Et pourtant… Pourtant, il reste fécond le ventre de la Bête. Partout où Dieu est refoulé, partout où, par conséquent, la dimension transcendante de la personne humaine est niée, les sociétés «cherchent en elles-mêmes […] leurs références et leur fin – je cite le Catéchisme de l’Église catholique (n° 2244, cf. Centesimus annus, n° 45-46). Elles n’admettent plus qu’on défende un critère objectif du bien et du mal et se donnent sur l’homme […] un pouvoir totalitaire déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire». Inéluctablement, une société sans Dieu se divinise.
Comment aujourd’hui, à la suite de Jean-Paul II, ne pas être attentif à la dérive totalitaire de l ‘idéologie libérale partout dominante, pensée unique s’il en est. On prêche tolérance universelle et liberté absolue – et bien des intérêts occultes y trouvent leur compte -, mais, en même temps, avec une redoutable efficacité, on marginalise ceux qui persistent à dire que seule la vérité rend libre (Jn 8, 32). Que le bien et le mal ne se décident pas dans les hémicycles. Que toute démocratie respectueuse des droits de la personne – de tous ses droits – repose sur des lois non-écrites, absolues, qui viennent de plus haut qu’elle.
Ceux-là – et nous en sommes – sont de trop. Ils gênent. L’Eglise doit donc disparaître… ou s’adapter. Or, ce que l’idéologie libérale demande à la religion – Karl Marx l’avait bien vu – c’est d’être l’opium du peuple: gérer les bons sentiments, apporter un petit supplément d’âme à l’humanitaire, bref, donner bonne conscience à une société dont les structures et les lois sont par ailleurs impitoyables.
«- Mais surtout que l’Eglise ne prétende pas proposer d’autres valeurs, une autre vision de la société. Passe donc pour le petit scout tant qu’il fait traverser les grands-mères. Il ne menace pas les bases de l’État. À condition évidemment qu’il appartienne à un mouvement dûment homologué par Big Brother. Non, le vrai danger, ce sont les grands-mères – vous savez, ces grands-mères indestructibles qui contre vent et marée transmettent la foi aux petits scouts. Pensez donc! Supposez que ces petits enfants prennent goût à la foi et à la liberté qu’elle donne! Où irions-nous si notre jeunesse refusait de se laisser formater par les dogmes officiels que martèlent les médias? Si elle s’avisait que l’homme ne vit pas seulement de pain, de jeux ou de sexe? Nous serions menacés par une civilisation de l’amour, une civilisation de l’esprit. J’en frémis.
Décidément, la patrie est en danger. Il faut sans tarder prendre les mesures qui s’imposent. Police de la pensée, dès la maternelle si possible. Bientôt – on nous le promet sans faute – police du langage, délit de non-conformisme. Il faut ensuite impérativement soustraire les enfants à l’influence délétère de leurs parents croyants. Pas question de leur laisser, sinon sur le papier, un choix éducatif réel…»
Ainsi s’installe en douceur le totalitarisme de demain. Alors une fois de plus, comme une chose toute naturelle, sans provocation mais avec une détermination inflexible, nous allons, avec la grâce de Dieu, entrer en résistance.
Mais saurons-nous en payer le prix?