Homélie du 12 janvier 2020 - Fête du Baptême du Christ (Temps de Noël)

L’illumination du baptême

par

fr. Emmanuel Perrier

Une angoisse m’a saisi hier alors que je méditais sur le baptême du Christ. Où serais-je aujourd’hui si, quelques jours après ma naissance, je n’avais pas été baptisé ? Toute ma vie aurait été différente si la grâce du baptême ne l’avait pas soutenue depuis tant d’années. Sans le baptême, à combien d’autres péchés aurais-je succombé, dans combien de décisions désastreuses me serais-je fourvoyé, par combien de petits esclavages me serais-je enchaîné ? Je mènerais sans doute aujourd’hui une de ces vies sans but qui sont le lot commun de nos sociétés, une de ces vies que nous apprenons très tôt à remplir méticuleusement avec du vide. J’aurais peut-être embrassé cette vocation au vide avec passion, jusqu’à me radicaliser. Serais-je allé jusqu’à devenir un bonze de l’insignifiant ? Qui sait ? Me connaissant, j’aurais été bien capable de me lever ce matin en écoutant France Info ou BFM. Avant bien entendu d’aller nettoyer ma voiture comme tous les dimanches matin, car il faut rendre un culte aux petites idoles domestiques.
Mais non, il y a eu la grâce du baptême, chaque jour, chaque heure, chaque acte. J’ai beaucoup manqué à cette grâce constamment donnée, mais Dieu a malgré tout été le plus fidèle et le plus fort.

Aussi ne puis-je écouter l’évangile de cette fête sans émotion. Car c’est bien pour chacun de nous, moi compris, que le Christ s’avance vers Jean-Baptiste. Ce n’est pas pour lui. Le Christ n’avait pas besoin d’être baptisé, lui qui est le Fils unique, le Saint de Dieu par sa nature divine, lui dont la chair humaine fut sanctifiée dans le sein de la Vierge Marie. Il ne manquait d’aucune grâce qu’un baptême pût lui apporter. En revanche, cette plénitude de grâce qu’il possédait, il venait pour la communiquer, sa sainteté il voulait qu’elle devînt nôtre.
S’il s’avança vers Jean pour être baptisé, ce ne fut donc pas pour être purifié par les eaux du Jourdain mais pour rendre purifiantes les eaux de tous les baptêmes. S’il s’avança vers Jean, ce ne fut pas parce que lui était pécheur mais parce que tous les hommes depuis Adam sont pécheurs. S’il s’avança vers Jean, ce ne fut pas pour lancer une mode mais pour instituer par lui-même ce que nous aurions à recevoir.

Or si son baptême n’est pas pour lui mais pour nous, alors nous trouvons dans le baptême du Christ le révélateur de ce qui constitue notre vie de baptisés. Il y a un instant, j’essayais d’imaginer ce qu’aurait pu être ma vie sans la grâce du baptême, mais c’était une mauvaise approche. On ne refait pas l’histoire. Inutile de s’angoisser sur le passé. La bonne question à se poser est la suivante : qu’a donc fait Dieu depuis le jour de mon baptême ? Quel ouvrage façonne-t-il en me soutenant par sa grâce, chaque jour, chaque heure, chaque acte ? Et la réponse est simple : Dieu ne fait rien d’autre que ce qu’il a manifesté lors du baptême du Christ. Si notre vie était une feuille de papier argentique comme en usent encore quelques photographes, et que l’Esprit-Saint nous révélait quelle image se cache dans cette feuille, nous verrions apparaître en surimpression le Seigneur Jésus descendant et remontant des eaux du Jourdain. Tout ce qui se passe dans notre vie baptismale se rattache de quelque manière au baptême du Christ dans son double mouvement de descente et de remontée.

Le premier acte de Dieu dans notre vie de baptisé, c’est de nous détacher du péché. Et Jésus nous le montre en plongeant son corps dans les profondeurs des eaux. Cette immersion préfigure sa Passion. Le Jourdain est froid sur sa peau, glacé comme si Jésus pénétrait dans un cœur rempli d’iniquités. Il s’immerge dans nos ténèbres, ce secret abîme d’où jaillit notre méchanceté. Il se laisse comme engloutir dans notre malice.
Là, sa chair est dans le lieu de notre rejet de Dieu, elle goûte le tourment de notre mort. Nous pensions qu’il ne remonterait pas, nous le comptions parmi les disparus. Mais le voici qui ressurgit, qui remonte à la vie, qui respire à nouveau, en préfiguration de sa résurrection. Cette liberté retrouvée, c’est la nôtre, lorsqu’il nous donne d’échapper à la tentation, lorsqu’il nous donne la force de la pénitence et la ferveur de la contrition, lorsqu’il apporte son pardon. Voici donc la première constante de notre vie baptismale : depuis notre baptême, Dieu n’a de cesse de nous retirer des ténèbres de nos péchés, de nous amener à la liberté contre les tentations, de nous rendre à la vie après la faute.

Le second acte de Dieu dans notre vie de baptisé consiste à nous ouvrir le ciel. Il n’est pas facile de comprendre ce que les témoins ont vu quand ils nous disent qu’ils ont vu le ciel s’ouvrir au-dessus du Christ remontant des eaux. En revanche, nous comprenons aisément cette description à partir de notre expérience spirituelle. Lorsque le moindre petit rayon de foi vient nous illuminer, tout à coup ce qui est au-dessus de nous n’est plus fermé. Le ciel s’ouvre pour notre intelligence. Auparavant, nous levions la tête, nous cherchions quelque chose qui ressemble à Dieu et tout était bouché. Tout au plus forgions-nous de petits raisonnements que nous croyions intelligents, du genre : quelle que soit la religion, ça doit bien être le même dieu ! ou encore : moi, je crois en l’homme. Et soudain tout ça se dissipe comme un brouillard sans consistance, car la lumière nous est donnée à la manière d’une évidence. Elle n’est pas aveuglante mais éclairante, comme si notre intelligence voyait plus loin, jusqu’à toucher quelque chose du mystère de Dieu. C’est bien de cela qu’il s’agit car cette lumière nous manifeste trois personnes divines : l’Esprit-Saint reposant sur le Christ sous la forme d’une colombe ; la voix de Celui qui atteste que le Christ est son Fils bien-aimé ; et le Christ lui-même que nous n’avions pas quitté des yeux, mais que, désormais, nous confessons comme le Fils du Dieu vivant, envoyé par le Père.
Voici donc la seconde constante de notre vie baptismale : Dieu ne cesse de nous illuminer par la foi, fortifiant, rectifiant, cette connaissance de son mystère. La foi prend racine en nous, elle façonne notre vie en nous attachant de plus en plus à Dieu. Nous ne vivons plus pour nous-mêmes, nous ne vivons plus pour la chair, nous vivons pour le Seigneur, à ciel ouvert, tenus par en-haut.

Le Christ fut baptisé dans l’eau et il nous détache du péché. Le Christ vit les cieux s’ouvrir et il nous attache à Dieu par l’illumination de la foi. Dans son baptême au Jourdain nous sont manifestées ces deux constantes de toute vie baptismale. Plus nous croissons dans la vie chrétienne, plus s’accomplit en nous ce double mouvement du détachement du péché et de l’ouverture du ciel. Chacune de nos vies est différente mais c’est le même Seigneur, c’est la même grâce baptismale qui s’écoule en nous. Et c’est le même et unique corps mystique du Christ qui s’édifie. Saint Paul l’exprime avec son audace coutumière : « Nous devons parvenir au terme de la construction du Corps du Christ, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ » (Ep 4, 13).

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