Mémoire de la translation des reliques de Saint Dominique à Bologne le 24 mai 1233


[|Sur la relation que Jourdain de Saxe donne du miracle dans ses lettres (POP pp. 148 sq.)
Bologne – 24 mai 1233 (mardi dans l’octave de Pentecôte)|]
Voici enfin le jour fameux où l’on doit célébrer la translation de l’excellent docteur. Le vénérable archevêque de Ravenne est là avec une multitude d’évêques et de prélats. Un concours dévot de peuple venu de toute la terre est là aussi. On voit aussi les cohortes armées des Bolognais destinées à empêcher que l’on n’emporte pas les restes du corps très saint. Les frères sont là, anxieux, tout pâles ils prient et sont remplis de crainte là où il n’y a rien à craindre ; de peur que le corps de Saint Dominique, demeuré exposé en ce méchant lieu à la pluie et à la chaleur de l’été pendant tout ce temps comme n’importe quel mort, n’apparaisse pullulant d’un tourbillon de vers, offusque l’odorat des assistants par une puanteur horrible, ce qui ternirait la dévotion à un si grand homme. La pieuse assemble des évêques s’avance, d’autres s’avancent avec des outils. On enlève la dalle scellée au sépulcre par un ciment fort dur, et l’on trouve dessous un cercueil de bois recouvert de terre telle que le pape Grégoire, alors évêque d’Ostie l’avait fait inhumer ; on remarquait au-dessus un petit orifice. Une fois enlevée la dalle, une odeur merveilleuse commença à s’exhaler par l’orifice. Stupéfaits, les assistants se demandaient quel était ce parfum. Ils sont stupéfiés et terrifiés, tombent à terre. Alors jaillissent des larmes pleines de douceur qui se mêlent à la joie. La crainte et l’espérance s’affrontent dans le champ clos de l’âme, et se livrent des combats merveilleux devant la sainte odeur dont on perçoit la suavité. Nous-même avons senti la douceur de ce parfum et témoignons de ce que nous avons vu et senti. Jamais, bien que notre zèle nous ait fait rester très longtemps auprès du corps de Dominique, nous n’avons pu nous rassasier d’une douceur si grande. Si l’on touchait le corps avec la main une ceinture ou tout autre objet, cette odeur y demeurait un temps prolongé.
Les événements de la vie de saint Dominique dépassent presque toujours sa seule personne. Chacun de ses épisodes est un mystère dont la composition globale trace un tableau de la vie surnaturelle de notre Ordre. Ainsi l’étudiant à Palencia avide de science sacrée, qui rencontre Dieu en fréquentant l’enseignement des Pères et des docteurs est déjà dominicain. Le jeune chanoine aux belles mains, à la voix forte et douce qui va lire sur les bords de la rivière d’Osma et qui répond aux salutations avec l’urbanité tendre qui ravira ses frères est déjà un dominicain. L’est encore le sous-prieur du chapitre d’Osma fidèle à l’observance mais qui cherche en vain une règle à sa mesure. Et l’est enfin le prédicateur enflammé des villages du Languedoc qui réfute avec vigueur les cathares et leurs argumentations spécieuses. Toutes ces situations sont pleines d’un mystère qui les éternise dans leur vérité. Puisque la vie terrestre de saint Dominique est comme le pur cristal, et j’ose même dire le sacrement, dans lequel nous lisons notre propre histoire, j’aurais voulu attirer votre attention sur la célébration aujourd’hui inscrite au calendrier, en mémoire du jour où l’on a transféré les reliques de saint Dominique dans un sanctuaire plus digne d’elles. Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant vous? Je m’abrite derrière Jésus lui-même: devant le tombeau de Lazare, il n’a pas refusé de voir un corps mort non seulement comme un sujet de pitié mais encore comme l’objet d’un miracle. Mais plus encore, profitons-en pour interroger ces tombeaux qui nous disent ce qu’est un homme, et ici un prêcheur, dans sa vérité profonde. Ainsi que l’écrivait Bossuet: Ô homme, venez apprendre ce que c’est que l’homme. Vous serez peut-être étonnés que je vous adresse à la mort pour vous instruire de votre être, et vous croirez que ce n’est pas bien représenter l’homme que de le montrer où il n’est plus. Mais si vous prenez soin de vouloir entendre ce qui se présente à nous dans le tombeau, vous accorderez aisément qu’il n’est point de plus véritable interprète ni de plus fidèle miroir des choses humaines. Dans une langue moins sublime, on dirait: « dis-moi comment tu es mort, je te dirai qui tu es ».
Si je vous parle de disciples qui viennent remplis de crainte au tombeau de leur maître; si je vous parle d’une pierre enlevée derrière laquelle on ne trouve pas ce que l’on attendait ; ou plutôt celui qu’on y cherchait ne se trouve pas tel qu’on s’attendait à le trouver ; si je vous parle de gardes armés jusqu’aux dents et postés là pour empêcher qu’on enlève le corps ; vous ne saurez si je parle du matin de Pâques ou de l’ouverture du tombeau de saint Dominique. Ici et là la pierre dérobe la mort à la vue des spectateurs. Ici et là, on sait gré à cette pierre de rendre la présence de la mort moins visible et par conséquent moins choquante. Ici et là, une lourde dalle est ce qui rend supportable le train ordinaire du monde en dépit de son flot habituel de cadavres ; Alors surtout ne la bougez pas! Mais cette pierre est aussi ce qui empêche le miracle de s’accomplir ; elle est aussi ce qui pérennise le cours accoutumé du siècle contre les intrusions intempestives de la vie divine. C’est à ce titre qu’elle mérite d’être déplacée ; alors mes frères, soulevons cette dalle, et jetons les yeux sur le secret qu’elle s’efforce de dissimuler. Bossuet disait que le cadavre dans le tombeau devient un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, entendez par là que la mort est ce qui impartit le silence au caquetage du quotidien. Ou, mieux, que la mort est ce devant quoi doit se taire la parole qui n’est qu’humaine. Ainsi que le disait encore Bossuet parlant des colonnes qui ornaient un tombeau: elles semblent porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant. Le corps mort, c’est ce qui ferme la bouche aux prétentions dérisoires qu’a l’homme d’être son propre sauveur. Les morts sont sans parole à un double titre, à la fois parce qu’ils n’ont rien à nous dire, et parce que notre gorge se serre devant leur triste condition. On pense à ces cimetières américains où, paraît-il, des bornes audiovisuelles sont dressées sur les tombes et diffusent en continu des messages préenregistrés par le défunt. Effort dérisoire pour arracher les morts à leur mutisme et pour en faire les partenaires d’une parole! Les morts sont ceux à qui on ne parle plus. Dès lors on comprend mieux la détresse des apôtres que nous avons laissés en train de courir vers le tombeau de Jésus, ou encore celle des frères dominicains abandonnés à côté de la fosse de leur maître.
Va-t-on en demeurer là? En fait, si un profane est condamné à se lamenter sur un tombeau, un chrétien est invité à y méditer sur son propre salut. Quand le monde a la prétention d’être une machine capable de progresser toute seule, il finit toujours par rencontrer un tombeau. Le tombeau, c’est l’épreuve de vérité pour toute chair. C’est le lieu des apparences traversées et du rideau qui se déchire. C’est par conséquent le lieu où Dieu agit. On nous parle ici de la bonne odeur qui se répand du tombeau. Gageons que cette brise n’est pas là pour attirer notre attention sur les talents d’un Dieu parfumeur qui saurait extraire de délicates fragrances à partir de la vermine. Cet air n’est là que pour nous signifier qu’il y a du vent. Ou mieux, qu’un vent divin souffle sur le vide. Impossible de ne pas songer au commencement du monde, lorsque le souffle de Dieu plane au-dessus de la terre vide, un commencement où tout devient possible… comment ne pas songer aussi à la brise légère dans laquelle Elie nous enseigne à discerner la présence discrète de Dieu qui fait les apôtres et les prophètes? Comment ne pas songer enfin à l’Esprit soufflant sur les ossements devant Ézéchiel, pour faire revivre les morts? Assurément, les morts ici ne sont pas ceux que l’on croit. Ce sont nos frères apeurés, incrédules, morts en fait à leur vocation de prêcheurs. Ils sont venus portant dans leur cœur un tombeau dans lequel ils se sont enfermés eux-mêmes, mais ils repartent ressuscités par l’Esprit de leur père, l’Esprit qui fait des fils, non plus les vagues rejetons d’un mort, mais les fils d’un vivant.
Cet ultime épisode de la vie terrestre de Saint Dominique, c’est notre Pentecôte à nous; mes frères! C’est là où un esprit nous vient à travers un tombeau pour rendre la louange à nos lèvres. Notre vocation ne procède pas d’une simple lubie de faire connaître aux autres ce que nous aimons. Elle nous vient plutôt après avoir fait l’épreuve du tombeau et de tout ce qui l’accompagne, mutisme, désespoir et incrédulité. Je me demande si notre profession religieuse, que saint Thomas appelle un holocauste, ne figure pas un passage par la mort nécessaire pour devenir non pas efficace, mais fécond. Depuis la profession où nous avons enseveli le vieil homme, Dieu ne cesse de nous recréer apôtres en faisant planer sur nous son Esprit. Se tenir au plus près de cet acte créateur, c’est laisser en nous souffler l’Esprit de Dieu. Mais c’est aussi confesser que nous sommes un néant car, ainsi que le disait Bérulle, en dehors de Dieu il n’y a que du néant dont Dieu fait ce qu’il veut. Admirable scène de la translation des reliques de saint Dominique, où la profession religieuse en tant que mort à soi-même et en tant que docilité à l’Esprit devient la condition pour embrasser en vérité l’état de prêcheur! Oui, l’acte de naissance de notre Ordre, ce sont les bulles pontificales qui ébauchent sa structure canonique, mais son acte de baptême, c’est la translation des reliques où l’Esprit souffle pour ouvrir les bouches de nos frères.

