Homélie du 1 avril 2010 - Jeudi Saint

Messe In Cena Domini

par

fr. François Daguet

Ce soir, une fois encore, nous venons d’entendre les lectures qui nous rapportent les faits et gestes de Jésus lors de la Cène, alors que sa Passion est sur le point de commencer. Une fois encore, nous avons entendu cet Évangile du lavement des pieds que Jean nous rapporte, le récit dit de l’institution de l’Eucharistie faisant l’objet de la deuxième lecture dans laquelle Paul nous transmet «ce qu’il a reçu de la tradition qui vient du Seigneur».

Je souhaiterais méditer quelques instants sur le fait, a priori étonnant, que saint Jean, le disciple bien aimé, dans son évangile qui nous fait connaître le discours du Pain de vie, ne fait pas figurer l’institution de l’Eucharistie, à laquelle il a pourtant participé assis à côté du Christ. Il nous donne en revanche, seul de tous les évangélistes, le récit du lavement des pieds des apôtres par Jésus. Comment comprendre ces compositions surprenantes, voire ces anomalies de rédaction? Bien sûr, la chose n’a pas échappé aux exégètes, et nombre d’entre eux la justifient par le fait que Jean étant le rédacteur du dernier évangile, il n’a pas cru utile d’y faire figurer l’institution de l’Eucharistie, que les trois autres évangiles avaient déjà rapportée, mais qu’il a jugé plus opportun de nous transmettre le lavement des pieds qui n’y figure pas. Tout cela est bien possible et cohérent, quoique à la vérité nous n’en sachions rien, et que nous soyons condamnés à des supputations. C’est une autre supputation, ou en tout cas une autre interprétation, qui n’est pas contradictoire avec la précédente, mais qui est d’un autre ordre, que je voudrais suggérer ce soir.

Jean vient de nous dire que le lavement des pieds a eu lieu au cours du repas, et qu’après avoir fini, «Jésus reprit son vêtement et se remit à table». Il y a, comme on disait autrefois, unité de temps, de lieu et d’action au cours de la Cène, et les épisodes de l’institution de l’Eucharistie et du lavement des pieds sont étroitement intégrés l’un à l’autre. A la vérité, il me semble que ces deux gestes d’une seule action s’éclairent mutuellement.

En lavant les pieds des apôtres, Jésus, comme il le leur dit, se fait leur esclave. C’est le mot qu’il emploie et c’était, on le sait, l’un des offices de l’esclave que de laver les pieds de son maître. Il n’y a pas de geste plus expressif pour le Christ pour exprimer son abaissement devant les hommes, lui qui est, comme il le dit, «Maître et Seigneur». Et c’est bien pour cela que Pierre s’insurge: «Toi, Seigneur, tu veux me laver les pieds!». En instituant, au cours de ce même repas, le sacrement de l’Eucharistie, le Christ a ce geste invraisemblable qui fait de son corps et de son sang une nourriture pour les hommes. Et nous devrions nous insurger à nouveau, et comme Pierre: «Toi, Seigneur, tu veux me nourrir de ton corps et de ton sang!». Mais la chose est si inouïe que nous n’y songeons même pas. Justement, le mystère de l’Eucharistie est si grand que nous avons du mal à le saisir. Alors, le geste du lavement des pieds l’éclaire ( le geste de l’esclave renvoie à la mort de l’esclave). Se donner en nourriture est la forme la plus ultime du service d’amour que Jésus remplit pour nous. Pour Jésus, le service de l’esclave, son abaissement, va jusqu’à être mis à mort dans son corps et à verser son sang pour en faire notre nourriture. Son abaissement va jusqu’à mourir pour nous, se faire nourriture est le service d’amour le plus ultime qu’il puisse nous rendre. Pour Jésus, Maître et Seigneur, laver les pieds comme un esclave et se donner en nourriture, c’est tout un.

Alors, cela nous éclaire, et doit nous aider à vivre de cette nourriture eucharistique. Car Jésus dit à l’issue du lavement des pieds: «C’est un exemple que je vous ai donné, afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous». Et à la fin de l’institution de l’Eucharistie, il dit encore: «Vous ferez cela en mémoire de moi». Faire cela en mémoire de Lui, c’est répéter ce geste eucharistique, comme l’Église le fait depuis deux mille ans, et comme nous allons le renouveler ce soir. Mais c’est aussi se laver les pieds les uns aux autres. Vivre de l’Eucharistie, entrer dans la vie eucharistique ne consiste pas seulement à communier avec ferveur, c’est entrer dans ce service mutuel qui va jusqu’à se faire l’esclave de son prochain, pas moins. L’amour de Dieu et celui du prochain sont l’objet d’un unique commandement; l’union à Dieu et l’union au prochain dans le service qu’on lui rend est le fruit d’une unique charité. Et la mesure de ce don de soi est celle que Jésus nous enseigne, aller jusqu’à donner sa vie pour son prochain.

Un auteur célèbre du deuxième siècle, saint Ignace d’Antioche, écrit à la veille de son martyre: «Je suis le froment de Dieu, et je suis moulu par la dent des bêtes, pour être trouvé pur pain du Christ» (Rom. 4, 1). Celui qui va jusqu’au bout du don de lui-même au service de ses frères entre dans l’offrande eucharistique du Christ et devient lui-même nourriture pour ses frères. Saint Paul ne nous invite pas à autre chose: «Je vous exhorte, frères, écrit-il aux chrétiens de Rome, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu» (Rm 12, 1).

Voilà ce dont nous faisons mémoire ce soir, comme Jésus nous a dit de le faire. Nous faisons mémoire du don qu’Il nous a fait de lui-même afin qu’à notre tour nous fassions don de nous-mêmes à nos frères. Le chrétien qui vit de cela devient ainsi, à son tour, présence réelle du Christ, présence sacramentelle, au sens large, signe réel de la présence du Christ à ses frères. Pourquoi donc les figures de saints attirent-elles mystérieusement ceux qui les rencontrent? Parce que le saint est celui qui vit de la charité, du don de soi dans l’amour, au point où «ce n’est plus lui qui vit, mais le Christ qui vit en lui». Le saint devient figure du Christ et ses actes, aussi dérisoires soient-ils à vue humaine, deviennent «divinement efficaces» (Ch. de Foucauld). Voilà comment l’Eucharistie que nous allons recevoir est appelée à fructifier en nous, voilà comment nous pourrons amener Jésus à ceux qui nous entourent.

Ce soir, Jésus nous redit ce qu’Il a dit à Pierre lors de la Cène: «Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant; plus tard tu comprendras». Nous non plus, nous ne savons pas vraiment ce que Jésus fait pour nous. Mais lorsque nous essayerons de faire comme lui, alors nous commencerons à comprendre.

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