Homélie du 3 avril 2011 - 4e DC

« Mon Dieu, éclaire ma ténèbre » (Ps 17)

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Soit un bon film d’action. Le héros, généralement américain, a été capturé par de méchants agents russes. Il se réveille, encore tout sonné, dans un lieu humide et obscur. D’ordinaire, il commence par se masser la nuque. Puis, démontant une fausse dent, il en extrait une allumette habilement dissimulée. Il la déplie et la craque sur le talon de sa chaussure. Alors, à cette flamme vacillante, à cette lumière éphémère, il explore son cachot. Il en scrute les parois et, comme il se doit, il découvre une issue, inespérée. La lumière, c’est vital! «Celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas où il va», dit Jésus (Jn 12, 35). Mais qui chemine en plein jour, qui marche dans la lumière, celui-là sait où il est, sait où il va, et il y va résolument, sans trébucher. Voilà pourquoi, dans l’Ancien Testament, le peuple juif ne cessait de remercier Dieu pour le don de la Loi, pour la Parole de Dieu, car, dit le psaume, «ta parole est une lampe sur mes pas, une lumière sur ma route» (Ps 118, 105). Elle indique le chemin, comme cette colonne, nuée le jour et lumière la nuit, qui dirigeait le peuple dans ses pérégrinations (Ex 13).

Cette Parole, cette Lumière, s’est faite chair. Elle a habitée parmi nous. «Le Verbe, qui était la lumière véritable» (Jn 1, 9), s’est adapté à la faiblesse de notre regard. Il a voilé sa splendeur éblouissante. Il l’a tamisée en prenant notre chair. Dès lors, en écoutant le Christ, en regardant le Christ, en imitant le Christ, nous comprenons mieux qui est Dieu, qui nous sommes et ce que Dieu attend de nous. Nous savons où aller et nous savons comment y aller. Par son enseignement et par ses exemples, le Christ, notre Lumière, nous fait voir toutes choses sous leur vrai jour. Il éclaire les événements de notre vie. Il leur donne un sens.

Mais il ne suffit pas de braquer le projecteur sur l’extérieur. Encore faut-il que la lumière du Christ se fraye un chemin jusque dans nos ténèbres intérieures pour y apporter sa vérité et sa paix. Car, dit le prophète Jérémie, «le cœur de l’homme est rusé plus que tout, et pervers, qui peut le pénétrer?» (Jr 17, 9). Oui, mon cœur est compliqué. Ses plis et ses replis, ses intentions et ses réactions, sont une énigme non seulement pour les autres mais d’abord pour moi-même. Voilà pourquoi, spécialement en ce temps de Carême, il est bon de saisir la lampe qu’est le Christ et de descendre hardiment dans ce monde souterrain. J’y croiserai sans doute quelques jolis monstres des profondeurs – jalousie, rancune recuite ou orgueil -, mais ce sont des monstres «photophobes», des monstres qui craignent la lumière, des monstres qui reculent devant la lumière. J’y discernerai les racines du mal, bien implantées en moi et toujours fécondes, mais aussi les semences de vie déposées par le Christ. Qu’il est difficile, mes amis, de démêler le bon grain et l’ivraie dans les mouvements de son propre cœur! Parfois un acte a toutes les apparences d’une belle action et pourtant il est vicié de l’intérieur par l’orgueil ou le désir de paraître. Parfois une action maladroite, qui fait qu’on me soupçonne des plus noirs desseins, partait d’une excellente intention. Oui, le cœur de l’homme est compliqué et Dieu seul peut m’éclairer sur moi-même. Car «si l’homme regarde à l’apparence, le Seigneur regarde au cœur» (1 Sam 16, 7).

Cet exercice de lucidité sur soi-même, cet «examen de conscience», est la porte d’entrée dans la vie spirituelle. Il nous faut, répète sainte Catherine de Sienne, demeurer dans la cellule intérieure de la connaissance de soi. Mais c’est un exercice dangereux. Il y a en effet une bonne lucidité et une mauvaise lucidité. On les distingue à leurs fruits.

La mauvaise lucidité nourrit le découragement. C’est une lumière froide, dure, tranchante comme un rasoir. Elle conduit à se mépriser, à se dénigrer, parce qu’en réalité elle s’accompagne d’un orgueil secret. Je regrette non pas tant le mal que je commets que le fait de ne pas correspondre à la belle image que je voudrais donner de moi, tant aux autres qu’à moi-même. C’est la lucidité, diabolique, de Judas. Judas, dit l’Évangile, ayant trahi Jésus, est pris de remords, mais il ne se convertit pas pour autant. Son remords est stérile parce qu’il n’est qu’une blessure d’amour-propre. Il ne supporte plus la triste image de soi que lui renvoie sa conscience. Alors il se détruit.

Rien de tel pour la lucidité qui vient du Christ. Elle est toute douceur et elle conduit à la vie. Car elle ne révèle la misère qu’à la lumière de la miséricorde. Elle ne dévoile le mal qu’en proportion du pardon déjà offert. Dans la cour du grand-prêtre, Pierre a trahi Jésus, comme Judas. «Un coq chanta, dit l’Évangile, et le Seigneur, se retournant, fixa son regard sur Pierre». Un regard de vérité mais plus encore un regard de miséricorde. Alors, «Pierre pleura amèrement» (Lc 22, 61-62). Pleurs de honte sans doute, mais aussi pleurs de joie, car il a compris à travers ce regard jusqu’où va la miséricorde du Christ.

Bref, pour y voir clair, aussi bien autour de moi qu’en moi, il faut que sur moi, en moi, brille la lumière du Christ. Mais encore faut-il que j’ai un œil en bonne santé. Un œil sain. Un œil qui capte bien la lumière. Cet œil intérieur, cet œil que le Christ a ouvert en moi au jour de mon baptême, c’est, bien entendu, la foi. Mais c’est aussi l’intention profonde de mon cœur. En effet, l’œil, c’est ce qui prend la visée, ce qui fixe l’objectif. Or sur quoi est-ce que je fixe mon regard intérieur? Qu’est-ce que je veux au fond, qu’est-ce que je cherche? Est-ce vraiment Jésus qui est dans ma ligne de mire? Ou bien mon regard vagabonde-t-il de-ci de-là sans jamais se poser vraiment? Quand est-ce que je me déciderai enfin à rien préférer à l’amour du Christ et à agir en conséquence?

«La lampe du corps, dit quelque part Jésus, c’est l’œil.» Et le corps désigne ici toute la personne. «Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera lumineux». Comprenons: si ton intention profonde – l’œil – est fixée sur la vraie lumière qu’est le Christ, si tu agis en fonction de cette lumière, alors tout ton comportement s’illumine, tu deviens fils de la lumière. «Mais si ton œil est malade», si tu souffres par exemple de strabisme, c’est-à-dire si tu prétends servir deux maîtres à la fois, alors «ton corps tout entier sera ténébreux» (Mt 6, 22-23). Ta vie n’a plus d’unité, plus de sens. «Sans savoir, sans comprendre, tu vas dans la ténèbre» (Ps 81, 5). Alors, Seigneur, je t’en supplie, attire-moi à toi, recentre-moi sur toi, «rassemble mon cœur pour qu’il te craigne» (Ps 85, 11) et ainsi «fais que je voie» (Mc 10, 51).