L’Évangile aurait pu n’être qu’une aimable et pieuse biographie de Jésus, un volume de plus de la petite bibliothèque rose de l’édification spirituelle ou encore un honnête, correct manuel de sainteté. Or, nous le savons, ce n’est pas un long fleuve tranquille. Et voici que le passage d’aujourd’hui nous plonge au cœur d’un paradoxe, celui vécu, expérimenté par Pierre dans un raccourci saisissant, où le texte ne laisse place à aucune transition. Pierre vient tout juste de confesser splendidement Jésus comme le Messie annoncé par les prophètes, c’est-à-dire le Christ, et aussi le Fils du Dieu vivant. Cette confession, qui constitue un sommet pour les Apôtres dans leur accompagnement du ministère de Jésus, va asseoir l’autorité de Pierre et sa mission dans l’Église – il s’agit donc d’un moment clé. Eh bien, voici que Pierre connaît dans la foulée une chute cuisante [passe derrière moi, Satan]. Comment expliquer ce paradoxe? Que s’est-il passé?
À vrai dire, sa confession de foi était le reflet d’une belle découverte, mais d’une découverte partielle de la vérité du Christ. Oui, Jésus est le Messie mais Pierre a, tout compte fait, la même conception du Messie que le reste du peuple, à savoir un Messie politique, un nouveau David qui libérerait le pays de l’oppression romaine, un Messie fort et puissant. La figure du Messie proposée et incarnée par Jésus est tout autre: de grandes souffrances, la mort et la Résurrection. Cette perspective dérange Pierre, il ne peut l’accepter ni l’admettre: «Dieu t’en préserve, Seigneur!» Et en son cœur, il a dû se dire: «Non pas à nous, Seigneur, une pareille aventure!» s’il est vrai que les disciples doivent suivre le Maître. Il aime son petit confort, ce bonhomme: c’est tellement tentant de s’installer, comme il voudra le faire au chapitre suivant, après la Transfiguration. Par ailleurs, un Messie faible et démuni, cela va être difficile à gérer et de fait, Pierre ne tiendra pas la route dans le nouveau rapport de forces qu’il doit intégrer lorsque Jésus est arrêté: il reniera par trois fois son Seigneur.
Alors, on peut penser que vraiment Jésus a manqué de discernement en choisissant cet homme par trop impétueux et instable. Je crois pour ma part fermement que cet épisode, ce dialogue violent constituent une petite parabole de la situation divisée de tout disciple du Christ à travers les temps et c’est pourquoi cela nous concerne au premier chef, deux mille ans après.
Car il y a souvent en nous, frères et sœurs, un cœur partagé parce que coexistent en nous la grâce et le péché; autrement dit, nous sommes capables du meilleur comme du pire, de faire le bien comme le mal. Or Jésus nous donne une indication claire pour être un vrai disciple et il nous faut l’entendre ici et maintenant, même si nous avons l’esprit encore ensoleillé par Piété. La réalité est là, toute crue: «Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive». Comment comprendre concrètement une invitation aussi absolue, aussi exclusive?
Se renier soi-même ne signifie pas s’anéantir dans le Grand Tout, de manière fusionnelle, même si certains mystiques ont employé parfois des expressions qui peuvent prêter à confusion (ainsi Catherine de Sienne s’adressant à Dieu: «Tu es tout. Je ne suis rien»). Il s’agit d’abord de ne pas être prisonnier de son petit moi haïssable, de son ego et surtout de ne rien préférer en dehors du Christ seul. C’est-à-dire le mettre au centre de sa vie, au cœur de son existence: c’est lui ma référence et tout le reste – vie familiale, vie professionnelle, vie communautaire – ne prend sens qu’en fonction de lui. Saint Paul osait dire: «Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi»; signe d’une communion, d’une intimité, d’une présence totale. Et en conséquence, si je vis cela en vérité, je serai capable de l’imiter, de me charger de ma croix comme lui l’a fait. Et sur cette croix, le poids de mes péchés, de mes souffrances, de mes limites, de mes soucis quotidiens. Il y a, en effet, dans la suite du Christ, une participation à sa Passion, inévitable. Mais attention! Ce chemin de mort débouche sur la lumière de la Résurrection, sur la vie éternelle: c’est le secret du matin de Pâques.
Finalement, le paradoxe auquel Pierre s’est affronté et que j’évoquais au début, c’est le paradoxe de la mort et de la vie, mêlés: est-il possible d’éliminer l’un des deux termes? L’existence humaine semble bien comporter inséparablement les deux et nous avançons, grandissons dans la vie en passant par des morts successives (petites ou grandes). Eh bien cette contradiction apparente, il s’agit de l’assumer pleinement, sereinement. Tel est le chemin de notre humanisation, de notre divinisation. Amen.