Homélie du 27 décembre 2015 - La Sainte Famille

Paradosis, la Tradition

par

fr. Édouard Divry

«Anne conçut et mit au monde un fils» (1S 1, 20): la famille c’est d’abord le lieu de l’engendrement selon la nature créée par Dieu depuis l’origine. «Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit: soyez féconds» (Gn 1, 27-28).

C’est la première transmission (ou paradosis). C’est le commencement du commencement : transmettre la vie, c’est ainsi le cycle des générations voulues par Dieu jusqu’à la clôture du temps, quels que soient les échecs ou les ruptures involontaires. Dans les peintures anciennes, l’artiste représente les anges qui roulent comme un tapis le temps au moment de la consommation de toutes choses dans la gloire.

Même si cela implique le soutien mutuel, l’amour marital et sponsal, hommes et femmes se marient en premier pour engendrer. Il n’y aura jamais de nouveaux modèles de famille, c’est une illusion de le penser, c’est une structure de péché contemporaine qui peut malheureusement perdurer par des lois civiles iniques fomentées contre la loi naturelle. Désastre bien plus grave, du point de vue du premier de perfection, que toutes les pénuries ou accidents écologiques, car on assassine ainsi l’éthos humain. Il faut lutter contre cette situation délétère avec détermination et ne s’engager socialement qu’à bon escient.

Mais, en cette année liturgique (C), l’Évangile vise le fait que la famille est aussi le lieu de la formation : telle l’éducation libérale que Jésus a reçu de ses parents à tel point qu’il ait pu disparaître à leurs yeux pendant trois jours! Ayant perdu, vous familles, un fils ou une fille durant un tel laps de temps, vous auriez déjà averti toutes les polices locales et Interpol. Si un de nos enfants de douze ans avait disparu juste quelques heures, quel tracas! Alors, quelle angoisse vécue par Joseph et Marie, si bien notée par le texte de Luc!

Ce que remarque en premier l’évangéliste, c’est que les juifs, docteurs de la loi, sont stupéfaits de l’intelligence de Jésus, sans même savoir encore qui il est au juste ou ce qu’il affirmera être : «Avant qu’Abraham fût, je suis» (Jn 8, 58). Le Christ n’apparaît pas ici transfiguré grâce au reflux de sa science bienheureuse, mais comme celui qui possède un savoir infus. «Tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et ses réponses.» Un simple savoir acquis n’aurait pu provoquer une telle admiration à propos des réponses de Jésus touchant aux choses divines et religieuses. Ainsi Jésus, outre sa science éternelle de Fils engendré du Père avant les siècles, possède aussi plusieurs sciences humaines : une science acquise sur les genoux de sa mère qui lui permet, lui le Verbe, aujourd’hui (hodie) de s’exprimer pour la première fois de tout l’Évangile en adolescent de douze ans dans la langue de ses coreligionnaires et de ses parents – «Pourquoi donc me cherchiez-vous? Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père?» (Lc 2, 49), et par la même occasion selon une science infuse qui le rend apte à sa mission dont l’auditeur de la Parole de Dieu observe dès maintenant la réalisation précoce dans le Temple de Jérusalem – Jésus dit bien savoir «devoir être dans la maison de son Père» – selon une capacité qui dépasse l’ordinaire. Quant à l’existence de sa science bienheureuse, il la révèlera bien plus tard : «Qui me voit, voit le Père» (Jn 12, 45). «Je le connais et je garde sa parole» (Jn 8, 55). Jésus était bien doté pour transmettre au mieux la tradition.

Jésus n’est certes pas venu pour nous donner un cours anticipé de christologie sur ses trois sciences créées. Il apparaît dans cet épisode pour interroger, interpréter, avec les docteurs juifs, les réalités divines. Et le propre de ces discussions mènent à la bonne réception et à la juste interprétation de la tradition juive, prélude de la tradition chrétienne dans la continuité, mais aussi avec une certaine rupture sans rejet, et surtout un grand dépassement (cf. Mt 12, 6 ; Jn 5, 36).

La sainte Famille et la famille en général se comprennent donc, outre tout ce que nous avons dit en premier, comme le lieu idoine de la transmission de la tradition. S’attaquer à la famille, c’est en première conséquence s’en prendre à la transmission des bonnes mœurs, des usages, des coutumes, des règles, de la «règle de doctrine» selon la belle expression de saint Paul (Rm 6, 17). Les idéologies du genre fermentent, en même temps qu’apparaissent des lois qui veulent abroger la famille monogame, ce signe si éminent du Dieu un, Dieu unique et toujours le même. Souvenons-nous de l’enseignement d’il y a seulement dix ans, pour Noël 2005: «À l’image du Dieu du monothéisme, correspond le mariage monogamique. Le mariage fondé sur un amour exclusif et définitif devient l’icône de la relation de Dieu avec son peuple et réciproquement: la façon dont Dieu aime devient la mesure de l’amour humain» (Benoît XVI, Deus caristas est, n° 11).

Nous sommes des pèlerins, engagés dans l’amour de Dieu et du prochain, des hommes et des femmes sur la route, tous bénéficiaires du don de la vie reçu de nos parents. Sans la lumière de la tradition nous serions des déracinés de la vie, des aveuglés sur le chemin, des errants sans but, des déboussolés d’ici-bas, des personnes prêtes à toute sorte d’iniquité.

Un père de famille du terroir (Gustave Thibon) nous rappelle au passage notre lien éminent avec la tradition : «Nous sommes ici-bas des voyageurs en route vers l’éternité. La tradition nous rappelle notre origine, le mouvement nous rapproche de notre fin. Ces deux pôles de notre destin se ressemblent, car le passé n’a de valeur que comme reflet de l’éternel, et l’avenir n’a de sens que s’il est poursuite de l’éternel. Dans cette lumière, la tradition apparaît comme le viatique qui permet au mouvement d’atteindre son but. Et l’un et l’autre s’identifient en Dieu qui est le principe de la tradition et le terme du mouvement, l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin.»

Recevons donc en ce saint jour prolongé de Noël, en ce dimanche de la sainte Famille, avec reconnaissance et détermination, le viatique dominical de l’eucharistie, et gardons précieusement la sainte Tradition reçue de nos pères. Elle demeure le lien solide, sans lequel tout peut se perdre, ou au contraire, avec lequel tout peut être conservé pour notre bien et celui des générations futures. Par la Tradition, «l’Église perpétue, dans sa doctrine, sa vie et son culte et elle transmet à chaque génération tout ce qu’elle est elle-même, tout ce qu’elle croit» (Vatican II, Dei Verbum, n° 8).