Nous allons maintenant écouter la Passion de Jésus. Nous serons trois à lire ce récit: un diacre pour le narrateur, un diacre pour la foule, et moi pour Jésus. Depuis cinq ans que je tiens le rôle de Jésus, à l’autel, une question me taraude: pourquoi vais-je si peu parler, et parler de moins en moins, à mesure qu’avancera le récit, alors que les diacres, eux, parleront de plus en plus? Pourquoi mon rôle sera-t-il si muet, tellement silencieux?
Dans ce silence, nous touchons exactement le mystère de la Passion de Jésus, le mystère de la Sainte semaine dans laquelle nous entrons, le mystère le plus profond de toute l’histoire du salut, le mystère par lequel Dieu a voulu nous libérer du péché et de la mort.
Jésus, le Verbe éternel du Père; Jésus, la Parole de Dieu faite chair; Jésus, le Docteur qui enseigne aux foules la loi nouvelle, le Maître qui fait parler les muets et qui console les affligés, à l’heure suprême, voilà qu’il se tait (Mt 26, 63); il n’ouvre pas la bouche (Is 53, 7); il ne répond rien à ceux qui l’accusent (Mt 27, 12.14).
Jésus va opérer, sous nos yeux, l’œuvre la plus inouïe de l’amour de Dieu, l’œuvre ta plus décisive de la miséricorde divine, le combat radical contre les puissances de mort et de péché, la libération de toute l’humanité. Et pour cela, il se tait, il n ‘ouvre pas la bouche, il ne répond rien. Il endure tout le péché du monde par son silence; il nous sauve par le silence de sa croix.
Dans le récit de sa Passion, nous allons entendre comment parlent les hommes, comment ils œuvrent, comment ils s’agitent, entreprennent et manigancent: en livrant leurs amis, comme Judas; en fanfaronnant et tirant l’épée, comme Pierre; en organisant des commandos nocturnes, avec épées et bâtons; en portant de faux témoignage et en condamnant à mort comme les grands prêtres; en mentant et reniant comme Pierre; en jouant les politiques et en se lavant les mains comme Pilate; en vociférant comme la foule; en se moquant comme les soldats. Voilà comment nous, les hommes, nous parlons et agissons pour réussir notre vie, pour parvenir à nos fins, pour être contents de nous.
Mais à cette conspiration de nos paroles, de nos œuvres, de nos agitations, de nos projets, Jésus n’oppose que le mystère de sa Passion. Il endure, il supporte en silence, il se laisse faire par amour, il ne résiste ni ne s’acharne. Il se tait, il n ‘ouvre pas la bouche, il ne répond rien. Certes, il lui aurait suffi d’une parole pour que son Père lui fournisse sur le champ plus de douze légions d’anges (Mt 26, 53). Mais telles ne sont pas les voies de Dieu. Le Père a voulu que son propre Fils répande l’amour infini de la Sainte Trinité sur les hommes du cœur même de l’humanité la plus dépouillée, la plus silencieuse, la plus humiliée, la plus abandonnée.
Qu’est-ce que la Passion de Jésus, sinon d’avoir renoncé, en son humanité, à toute œuvre et à toute parole, d’avoir enduré, subi, supporté, souffert, dans le silence d’un amour bafoué et pourtant infini. Jésus porte et supporte en sa chair crucifiée tout le péché du monde. C’est dans le dépouillement absolu qu’il remporte la victoire totale, pour nous, sur la mort et le péché.
Devant le mystère de ce silence de l’amour divin, dans quelles dispositions devons-nous entrer en cette Sainte semaine? Certes pas en ajoutant à toutes les œuvres humaines, à l’agitation, aux paroles et autres pantomimes. Pas non plus en prenant sur nous, à la place de Jésus, tout le poids du péché du monde; nous en serions incapables. Mais, derrière Jésus, à sa suite, et dans la douceur du regard qu’il porte sur chacun de nous, en supportant notre propre péché, en endurant notre faiblesse, bref, en acceptant de nous laisser pardonner par Jésus. Jésus a supporté pour nous la passion de tout le péché du monde; il nous invite, dans son silence, à supporter avec lui la passion de nos propres péchés.
Regardons dans ce récit deux figures si proches de nous, et pourtant si opposées devant le silence de Jésus. Pierre et Judas vont beaucoup parler en hommes; beaucoup agir, de manière aussi décidée que pitoyable. Pierre joue les vaillants, sort l’épée et finit par mentir et renier. Judas complote une trahison mal ficelée, et d’ailleurs mal voulue, puisqu’il la regrette aussitôt. L’un ne vaut pas mieux que l’autre, et tous deux, dans la nuit, prennent conscience de leur péché.
Mais voilà la grande différence. Dès qu’il découvre son péché, Pierre pense à Jésus, il regarde vers Jésus et se laisse regarder par lui. Il pleure. Qu’elle n’est pas la beauté de ce pleur de Pierre, image de cette passion de son péché, image de la manière dont il accepte sa faiblesse en la remettant entre les mains de Jésus , image de sa passion qu’il abandonne à la passion de Jésus. Au moment même où il pleure, Pierre est déjà caché en Jésus; il commence déjà à renaître mystérieusement dans la passion de Jésus.
Judas, au contraire, dans la détresse de son péché, ne regarde pas Jésus, ne se tourne pas vers lui, ne se laisse pas regarder par lui. Il ne regarde que son péché qu’il ne supporte pas. Il ne s’abandonne pas à Jésus mais s’enferme dans son péché. Il n’endure pas (Gal 2, 20) la passion de son péché en le remettant à Jésus. Il ne renonce pas à réussir par lui-même. Et il préfère finalement se détruire plutôt que d’accueillir l’amour de Jésus au fond même de son péché et de son échec.
Oui, frères et sœurs, notre victoire, en cette sainte semaine, c’est notre foi, notre espérance en l’amour silencieux de Jésus. Laissons l’amour silencieux et crucifié de Jésus rejoindre le silence de notre péché, le silence de notre repentir, le silence de toutes nos faiblesses. Nous n’avons surtout plus à parler, à agir, mais à regarder en silence. A nous arrêter pour regarder l’œuvre infinie de l’amour de Dieu manifestée sur la croix. Et notre regard porté vers Jésus se laissera rejoindre par la douceur de l’amour que Jésus porte sur chacun de nous: Le Seigneur m’a aimé et s’est livré pour moi (Gal2, 20).