Homélie du 13 décembre 2020 - 3e Dimanche de l'Avent : Dimanche Gaudete

Plaidoyer pour la joie

par

fr. Édouard Divry

Si l’interpellation de Frédéric Nietzsche adressée aux chrétiens continue à rester proverbiale : « Je croirai, disait-il, quand les chrétiens auront une tête de sauvés », il est notoire que, depuis cette accusation, les papes ont rappelé aux chrétiens leur devoir d’entretenir la joie. Saint Paul VI a adressé à l’Église universelle, lors de l’année sainte 1975, une première encyclique sur la joie. Le pape François a fait de la joie un thème récurrent de son pontificat : Evangelii gaudium (2013), Gaudete et exultate (2018).

Les avis et conseils pastoraux de saint Paul l’ordonnent : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore réjouissez-vous » (Ph 4, 4). « Soyez toujours joyeux et priez sans cesse », dit-il aux chrétiens de Thessalonique dans la deuxième lecture (1 Th 5, 16). La joie apparaît comme un ordre qui va de pair avec la prière, l’oraison. La prière est bien le lieu de la confiance joyeuse, car elle permet cette opération mystérieuse de transfert serein de nos soucis au Tout-Autre, cette « chirurgie mystique » de remise de nos charges au Tout-Puissant. « N’entretenez aucun souci », dit l’Apôtre (Ph 4, 6). Comme en écho, saint Pierre ajoute même : « Déchargez-vous sur lui — [le Christ] — de tous vos soucis » (1 P 5, 7). Attention, l’appel à être « exempts de tout souci » (1 Co 7, 32) ne signifie pas qu’il n’y en ait plus. Ce serait bien irréaliste, et l’Écriture elle-même invite à entretenir certaines inquiétudes à commencer par le souci du Seigneur (cf. 1 Co 7, 34), le souci des uns et des autres dans une « une mutuelle sollicitude » (1 Co 12, 25) —, et le souci des Églises (cf. 2 Co 11, 28) : le seul souci confessé par saint Paul ! La Parole de Dieu invite même à se soucier de notre bonheur par l’acquisition des vertus qui nous font non seulement poser des actes bons mais qui rendent bon celui qui les exécute : « Frères, tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d’aimable, d’honorable, tout ce qu’il peut y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous préoccuper » (Ph 4, 8). Cette opération spirituelle mystérieuse de n’entretenir aucun souci ne peut se réaliser paradoxalement que dans un décentrement de nous-mêmes : la vertu de discrétion vis-à-vis de soi est ainsi recommandée par les saints. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus nous apprend que c’est en s’oubliant au Carmel qu’elle apprit à être heureuse : « J’ai su faire ma joie de toute amertume. » Cette « inviscération » de la joie dans nos vies demande un perpétuel recommencement. Nos confessions pénitentielles en réalisent le test : l’acquisition de la joie demeure un combat jusqu’à la fin. « Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse » (Rm 12, 14). Certains parmi nos plus proches pâtissent du coronavirus, et subissent des intubations ! Demandons d’être insufflés par l’Esprit-Saint, qu’il nous accorde la Joie du Seigneur au-delà de toute grisaille !

Saint Jean-Paul II attestait de cette possibilité de rester dans la joie au milieu des épreuves du monde :

« Bien souvent, les saints ont vécu quelque chose de semblable à l’expérience de Jésus sur la Croix, dans un mélange paradoxal de béatitude et de douleur. Dans le Dialogue de la Divine Providence, Dieu le Père montre à Catherine de Sienne que dans les âmes saintes peuvent être présentes à la fois la joie et la souffrance : “Et l’âme est bienheureuse et souffrante : souffrante pour les péchés du prochain, bienheureuse par l’union et l’affection de la charité qu’elle a reçue en elle. Ceux-là imitent l’Agneau immaculé, mon Fils unique, lequel sur la Croix était bienheureux et souffrant.” De la même façon, Thérèse de Lisieux vit son agonie en communion avec celle de Jésus, éprouvant précisément en elle le paradoxe de Jésus bienheureux et angoissé : “Notre Seigneur dans le Jardin des Oliviers jouissait de toutes les délices de la Trinité, et pourtant son agonie n’en était pas moins cruelle. C’est un mystère, mais je vous assure que j’en comprends quelque chose par ce que j’éprouve moi-même.” C’est un témoignage lumineux ! » (Jean-Paul II, Novo millennio ineunte, n° 27).

Ainsi la joie peut, dans le Christ, dominer les conséquences d’une souffrance péniblement endurée. « La souffrance et la joie ne sont plus [dans le Christ] des ennemies irréductibles », enseignait saint Paul VI (Audience, 19/04/1972).

Le Magnificat que nous avons entendu à la place du psaume constitue un chant d’allégresse pour toutes les générations qui déclarent la Vierge Marie bienheureuse, en écho au chant d’Isaïe entendu lors de la première lecture : « Je tressaille de joie dans le Seigneur, mon âme exulte en mon Dieu » (Is 61, 10). Pour apprendre la joie, mettons-nous donc à si bonne école, tournons-nous vers « la Mère pleine de la sainte joie (Mater plena sanctae laetitiae) », selon l’expression de saint Paul VI dans Gaudete de Domino. Les anges à Noël ne vont-ils pas nous annoncer « une grande joie (gaudium magnum), celle de tout le peuple » (Lc 2, 10) ? Les mages à la vue de l’astre ne seront-ils pas eux-mêmes « remplis d’une très grande joie » (Mt 2, 10) ? Certes la joie qui nous anime est encore une liesse retenue, non pas un jubilate qui débordera en son temps, ayons-en l’espérance. La période liturgique est encore à l’attente, mais joyeuse, allègre, légère, car certaine comme la « bienheureuse espérance » (Tt 2, 13), celle qui ne « déçoit pas » (Rm 5, 5). Si nous nous préparons réellement à l’annonce de la « grande joie » du salut qui doit advenir dans nos cœurs, demain nous aurons vraiment accès à la joie, à « la jubilation », c’est-à-dire à « la louange ineffable qui ne peut partir que de l’âme » (Augustin, Sur le Ps 49, 3). Rien de grand sans préparation.

En cet Avent, que nous puissions chacun attiser en nous un foyer si intense de joie de sorte que personne ne nous quitte sans avoir ressenti une certaine contagion frémissante, joyeuse, discrète, comme savent se le manifester entre eux les amoureux authentiques ! Qu’aujourd’hui, au profond de notre vie conformée au Christ, le Seigneur nous restaure selon la prophétie d’Isaïe : « Je ferai de toi […] une source de joie d’âge en âge » (Is 60, 15). Avec Jean-Baptiste, ce premier « immergé » au jour de la Visitation par cette source de la grâce, ce joyeux « ami de l’Époux », ce grand « précurseur » de la joie chrétienne, rendons « témoignage à la Lumière » (Jn 1, 7), à Celui qui vient bientôt. Ce témoignage lumineux ne peut qu’aboutir un jour à l’expérience du Ressuscité : « En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie » (Jn 20, 20).