«Un temps viendra, nous dit saint Paul, où l’on ne supportera plus l’enseignement solide; mais au gré de leur caprice, les gens iront chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau». Marie-Dominique, Monseigneur, chères sœurs et amis, vous devez penser comme moi que ce temps est venu, qu’il est bien là: chaque jour, les publicités vous annoncent quelque chose de nouveau, bien mieux que ce qui était hier, et beaucoup moins bien que ce qui sera demain; pour se démarquer, il faut faire du neuf encore plus neuf, qui ne reste neuf que l’espace d’un matin. Et sur le marché des primeurs spirituelles, il n’en va pas tellement différemment.
Marie-Dominique, tu as entendu l’invitation de Paul à Timothée: «en toute chose, garde le bon sens». Tu sais en effet ce que c’est que la vraie nouveauté, et je dirai la seule nouveauté qu’ai jamais connue notre bas monde: Dieu a fait toutes choses nouvelles en ressuscitant il y a deux mille ans Jésus de Nazareth. On a parlé avec raison de bonne nouvelle? C’était tellement nouveau et inattendu à l’époque que bien peu de gens en ont été les témoins: il y fallait un cœur averti, préparé par Jésus lui-même; et cela reste tellement nouveau et inattendu aujourd’hui que peu nombreux sont ceux qui entendent cette bonne nouvelle: il y faut un cœur attentif, accueillant à Jésus lui-même. Si tu as ce cœur-là, alors tu sais ce qui est vraiment neuf, mais ne t’étonne pas si tu le partages difficilement: souviens-toi que les disciples ont eu bien du mal à croire les femmes.
Oui, garde le bon sens, Marie-Dominique: ta vocation maintenant, c’est la fidélité à cette nouveauté reçue une fois pour toutes. Il te faut donc la conserver en ton cœur et la faire connaître à ceux qui viendront l’apprendre de toi. La conserver en devenant sel, la faire connaître en devenant lumière. Devenir sel: tu as déjà commencé au noviciat, et tu devras continuer, recommencer sans cesse, allant de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin. Devenir sel, agent conservateur: mon Dieu, quel mot, si désagréable à tant d’esprits aujourd’hui; et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit: vouloir étreindre le Seigneur comme Marie-Madeleine au jardin, comme Dominique au pied de la croix, rester auprès de lui, le garder en soi parce qu’on l’aime. Vouloir l’étreindre dans la prière, dans la lecture de l’Écriture, dans l’étude, dans la vie fraternelle parce qu’il est aussi dans le cœur de celles qui t’entourent.
Vouloir l’étreindre, mais ne le pouvoir: «ne me retiens pas», dit Jésus à Marie-Madeleine, «mais va trouver mes frères?». En devenant lumière. Une lumière qui brille pour tous ceux qui sont dans la maison, mais aussi devant les hommes. Tu sais, Marie-Dominique, la lumière pure n’existe pas, sinon au ciel: ce que nous appelons lumière n’est qu’une succession et un contraste d’ombre et de lumière. Dans l’espace et dans le temps. Pour connaître vraiment la lumière, il faut aussi avoir fait l’expérience de l’ombre et pour connaître l’ombre, il faut aussi avoir fait l’expérience de la lumière: c’est là du moins ce que disent les grands mystiques. Devenir lumière n’est pas un processus continu, mais une transfiguration lente et souvent douloureuse de notre corps de chair dans le corps de gloire du Christ. La transfiguration, que nous fêtions il y a quelques jours, ne consiste pas, note-le, à écarter ou rejeter tout ce qui nous constitue, mais à le transformer, à le brûler comme de l’intérieur: et c’est pourquoi Jésus peut dire qu’il n’est pas venu abolir mais accomplir. Ne désespère jamais de ce que tu es ou peux faire, mais offre-le au Seigneur: et, transfiguré, cela deviendra lumière.
C’est auprès de saint Dominique que tu as choisi, Marie-Dominique, de suivre le chemin de cette transfiguration. Tu sais qu’avant sa naissance, sa mère, la bienheureuse Jeanne d’Aza, a vu en songe sortir de son sein un chien tenant une torche enflammée destinée à éclairer le monde: on a beaucoup glosé là-dessus, tu le sais, les dominicains, «dominicanes», «les chiens du Seigneur». Peut-être autre chose. A Toulouse, à la maison Seilhan, la maison de fondation de l’Ordre, sont présentés six grands tableaux de notre frère Balthasar Moncornet, un peintre du XVIIe siècle. Ces tableaux, que j’espère tu connaîtras un jour car ils sont magnifiques, évoquent presque toujours sur deux plans différents, deux scènes de la vie de saint Dominique, complémentaires à propos d’un même thème; mais sur le tableau dont je parle, les deux scènes ne se complètent pas, elles sont identiques, de même nature: elles évoquent toutes deux la mort, celle du fils d’une veuve d’une part en premier plan, celle du neveu du cardinal Hugolin d’autre part en arrière-plan, deux personnes que Dominique va ressusciter. Et puis là, dans un recoin du tableau, le chien à la torche: pourquoi là, et sur ce seul tableau? Serait-il le complément nécessaire dont je parlais? Moncornet ne voudrait-il nous faire entendre que le chien et la lumière qu’il porte, celle du Christ, sont les meilleurs antidotes contre le règne de la mort sur notre monde?
Marie-Dominique, il n’y a vraiment rien de nouveau sous le soleil, sinon ceci: Jésus est, il était, et il vient.