Homélie du 30 septembre 2018 - 26e Dimanche du T.O.

Quel scandale?

par

fr. Henry Donneaud

Dans l’évangile de ce jour, Jésus nous alerte sur une réalité dont l’actualité résonne à nos oreilles avec une intensité douloureuse, le scandale : « Si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être jetés à la mer » (Mc 9, 42).
Il est frappant que cette mise en garde de Jésus s’adresse directement aux apôtres. Comme nous l’avons entendu dimanche dernier, ils venaient de se disputer pour savoir lequel d’entre eux était le plus grand (Mc 9, 34). Et aujourd’hui, l’un d’eux, Jean, commence par s’offusquer qu’une personne qui n’est pas de leur groupe puisse parler et agir au nom de Jésus ; Jésus, aussitôt, les réprimande : « Ne l’empêchez pas, car qui n’est pas contre nous est pour nous » (Mc 9, 39). Jaloux les uns des autres, jaloux de leurs prérogatives face à ceux qui ne sont pas de leur caste, voilà les apôtres : humains, trop humains. Cela ne date donc pas d’aujourd’hui, et on comprend que Jésus les avertisse plus sévèrement encore : malheur à ceux d’entre vous ou de vos successeurs qui viendraient à scandaliser l’un de ces petits qui croient. La mise en garde de Jésus n’a pas empêché que certains des apôtres ou de leurs successeurs deviennent effectivement occasion de scandale, à commencer par Judas, pourtant choisi par Jésus lui-même.
Mais avant de nous scandaliser, à juste titre, de cette permanence du scandale dans l’Église, commençons par mieux comprendre ce dont il s’agit exactement, avec deux remarques.

Première remarque : attention à ce que Jésus désigne exactement par « scandale » ! Ce mot a pris une signification qui n’était pas la sienne dans l’Évangile. Aujourd’hui, par scandale, on désigne l’indignation provoquée, dans l’opinion publique, par la révélation d’un délit ou d’une transgression. Scandale renvoie donc d’abord à un sentiment éprouvé : mécontentement, révulsion. « Je suis scandalisé » veut dire « je suis choqué, je suis indigné ». Ce primat du subjectif, dans le scandale, explique pourquoi surviennent souvent des scandales inversés : un médecin scandalise des gens en affirmant que l’avortement est un homicide et qu’il refuse en conscience de le pratiquer ; des parlementaires scandalisent d’autres personnes en voulant remettre en cause cette clause de conscience des médecins devant l’avortement.
Par contre, dans la bouche de Jésus, le mot ne désigne pas l’indignation, mais l’attitude de celui qui conduit les autres à faire le mal. Le scandale, au sens étymologique, c’est le piège qui fait tomber ; au sens moral, c’est l’attitude de quelqu’un qui entraîne autrui vers le mal. Dans l’Évangile, il y a scandale non pas quand des gens sont indignés par un comportement, mais lorsqu’une attitude ou une parole pousse autrui à se détourner du bien et à tomber ainsi dans la mort spirituelle. La faute, dans le scandale, tient au fait que mon attitude entraîne mon prochain dans la faute. L’objectivité du scandale, ici, réside dans sa conséquence : devenir occasion de chute pour son frère.
En ce sens, bien sûr, il y a quantité de scandales dans le monde. Des lois ou des institutions sont scandaleuses quand elles déclarent bon un acte qui, en vérité, est intrinsèquement mauvais, et qu’elles entraînent ainsi les citoyens à commettre le mal. Une culture est scandaleuse lorsqu’elle banalise, voire encourage, des comportements désordonnés que les foules finiront par tenir pour normaux. Mais ce dont nous parle Jésus aujourd’hui, ce contre quoi il met en garde ses apôtres, c’est le scandale qui provient non pas du monde mais de la communauté de ses disciples : si l’un de vous « doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui d’être jeté à la mer ». Comment un disciple chargé d’enseigner le chemin du Salut pourrait-il devenir occasion de chute pour ses frères et entraîner dans la mort spirituelle ceux qu’il a reçu mission de fortifier dans le vrai et dans le bien ?

C’est là que nous abordons la deuxième remarque, qui amène avec elle une difficulté supplémentaire. Car si Jésus avertit ses disciples de ne pas devenir occasion de scandale pour leurs frères, Jésus, lui, pourtant sans aucun péché, a été occasion de scandale pour certains de ses proches. À Nazareth, par exemple, ses frères ne comprennent pas comment il peut opérer de tels prodiges et tenir de tels propos, de sorte qu’ils « sont scandalisés à son sujet » (Mt 13, 57). Même parmi ses disciples, certains murmuraient lorsqu’ils l’entendaient dire qu’il allait donner son propre corps en nourriture : « cela vous scandalise », leur répond-il (Jn 6, 61). Et Paul va jusqu’à dire que c’est le cœur de la foi, la mort et la résurrection de Jésus, qui est « scandale pour les Juifs et folie pour les païens » (1 Co 1, 23). Bref, la personne de Jésus comme son comportement et son enseignement étaient et restent encore, pour beaucoup, un scandale, une occasion de chute.
Comment comprendre cela ? La vérité de Jésus vient tellement déranger, perturber, renverser l’ordre de l’ancien monde, blessé par le péché, que, loin de s’imposer avec évidence, elle peut au contraire susciter le rejet et, lorsqu’elle est proclamée, faire tomber des hommes et des femmes dans un refus brutal de l’Évangile, qui les éloigne de Dieu et les rapproche de la mort spirituelle.
Nous trouvons donc dans l’Évangile deux formes de scandale. D’une part, le scandale que Jésus suscite lui-même, par sa parole et son action, chez des personnes qui ne veulent pas s’ouvrir au don de Dieu, qui prétendent se débrouiller seuls dans la vie, sans le secours de Dieu : lorsqu’ils entendent l’Évangile, ils ferment leur cœur, se détournent de Dieu et glissent vers la mort spirituelle. D’autre part, le scandale que provoquent ceux qui, parmi les disciples de Jésus, loin de se montrer exemplaires, commettent le mal et, par réaction de dégoût et de rejet, détournent les autres, à commencer par certaines de leurs victimes, de la vérité de l’Évangile et de l’Église.
Et comment ne pas voir que cette deuxième forme de scandale, la plus grave, contribue à renforcer, la première en donnant raison à ceux qui refusent d’accueillir l’Évangile et d’écouter l’Église. Comment ne pas se moquer de ces curés ou de ces chrétiens qui enseignent des dogmes dépassés et une morale insensée, alors même qu’ils donnent le spectacle de honteuses turpitudes ? Et voilà Jésus de nouveau blessé et mis à mort, non seulement par les railleurs de l’extérieur, mais encore par la faute de ceux qui croient en lui mais le trahissent. Et c’est ainsi que les plus faibles, les plus vulnérables aux appels de la culture de mort, se trouvent encore plus éloignés du Salut et de la vie éternelle.

Alors, frères et sœurs, nous comprenons que le message de Jésus, aujourd’hui, nous invite à l’exemplarité. Ne soyons pas de ceux qui, de l’intérieur même de l’Église, scandalisent les faibles et les petits et les tiennent éloignés de la seule source du Salut : Jésus et son Église.
Cette exemplarité est d’abord exigeante. Elle implique la priorité donnée, dans notre vie chrétienne, au combat spirituel, à la lutte contre le mal qui nous taraude tous et sans cesse. C’est pour cela que Jésus, juste après avoir mis en garde contre ceux qui deviennent cause de scandale pour les autres, nous invite à ne pas devenir scandale pour nous-même : « si ton œil est pour toi occasion de scandale, arrache-le ! » (Mc 9, 47). Ce combat a un nom bien précis : l’ascèse, sans laquelle on devient toujours plus ou moins complice du péché qui demeure en nous. Le drame des fauteurs de scandale dans l’Église — sans qu’il nous revienne de sonder les reins et les cœurs — trouve au moins une part de son origine dans le relâchement spirituel. On s’installe dans un personnage, avec son autorité et ses pouvoirs, et on laisse la place, à l’intérieur de soi, aux puissances des ténèbres.
Mais attention à une exemplarité qui, à force d’exigence mal évangélisée, deviendrait un perfectionnisme pharisien et orgueilleux. Notre exemplarité doit rester profondément humble. Nous ne deviendrons exemplaires au sens de l’Évangile qu’en demeurant dans la conscience de notre faiblesse, de notre besoin permanent du pardon de Dieu et de nos frères. À vouloir nous enfermer dans une perfection qui nous mettrait en posture de supériorité hautaine, nous pourrions devenir source de scandale, en éloignant de l’Église tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans un élitisme sévère, rigide et moralisateur.
Notre exemplarité doit donc finalement être essentiellement ouverte à tous ceux qui nous entourent. Une exemplarité portée non par le seul désir de perfection personnelle mais par l’amour de notre prochain, quel qu’il soit. Par grâce, nous avons découvert et compris combien il est bon, combien il est doux, malgré certaines apparences extérieures, de vivre dans la proximité de Jésus et de son Église. À ceux qui n’ont pas encore expérimenté cette joie profonde qu’il y a à vivre selon l’Évangile, nous devons aller et parler comme à des frères, comme à des proches eux aussi appelés à cette même grâce.
Une exemplarité exigeante, humble et ouverte : n’est-ce pas le visage même de Jésus que nous sommes appelés à reproduire en toute notre vie ? Voilà pourquoi nous avons besoin, jour après jour, semaine après semaine, de nous nourrir de son Corps et de son Sang qui, patiemment, nous configurent à lui. En nous laissant relever et fortifier par lui, nous aiderons ceux qui ne le connaissent pas à se laisser à leur tour relever et fortifier par lui, pour leur joie éternelle.

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