Qui veut venir derrière moi


Il semblerait qu’après quelques mois d’hésitation, notre salut vienne des masques. Des masques, il faut des masques, des masques pour tous, des masques partout, au marché, à l’école, au travail, dans le métro ou dans la rue, et à la messe. La trêve estivale s’achevant, nous inaugurons donc une nouvelle saison : la saison des messes à masques. Soit ! Donc, vive les messes-à-masques ! Malgré l’inconfort et l’incongruité, il serait déraisonnable de refuser de sauver des vies.
Or, voici qu’au moment où nous venions juste de nous faire une raison, le Christ vient apporter la contradiction : « Qui veut sauver sa vie la perdra. » Patatras ! Il faudrait savoir : masque ou pas masque ? Est-il bon de vouloir sauver sa vie en les portant, ou bien perdrons-nous la vie, et même la vie éternelle, pour avoir voulu les porter ? Je ne sais pas pour vous, mais je n’ai pas envie de jouer la vie éternelle sur un bout de chiffon, et sa conformité à la norme EN 14683:2019 est loin de me rassurer.
Mine de rien, nous nous retrouvons dans la situation de saint Pierre lorsque Jésus se mit à montrer à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem pour souffrir beaucoup, être tué et le troisième jour se relever. — Comment, Seigneur ? Ta vie est menacée et tu l’exposerais sans aucune précaution ? Si tu ne réfléchis pas aux conséquences de tes actes, je suis heureusement là pour t’empêcher de faire une telle folie !
Nous connaissons bien la réponse du Christ : « Passe derrière moi, Satan ! » Le Christ révèle à Pierre d’où vient sa bonne intention, que cette bonne intention si raisonnable lui a été soufflée par rien moins qu’un ange déchu. Jésus veut sa passion pour sauver l’humanité captive du péché, Jésus veut sa mort pour aller porter sa vie dans le séjour des morts, Jésus veut sa résurrection pour ressusciter toute chair au dernier Jour. Il faut être Satan pour s’opposer à ces desseins du Fils de Dieu, il faut être celui qui jalouse depuis l’origine la gloire des œuvres divines. L’intervention de Pierre, si pleine de bonne intention à vue humaine, n’est pleine que de l’intention orgueilleuse des démons, frontalement contraire à l’intention miséricordieuse de Dieu.
Notons bien, frères et sœurs, que le Christ ne s’est pas contenté d’offrir à saint Pierre une expérience cuisante. Il en a tiré sur-le-champ une leçon pour ses disciples et pour nous tous. Dans notre vie aussi, nous sommes exposés au péril des bonnes intentions raisonnables qui s’opposent frontalement à l’intention de Dieu. Nous aussi, nous voulons sauver notre vie, et c’est pourquoi le Christ nous en avertit : « Qui veut sauver sa vie la perdra. » Dieu a permis que, jusqu’au retour du Christ dans la gloire, de bonnes intentions raisonnables apportent aux hommes non pas le salut qu’ils espéraient trouver mais une perte plus grave encore que ce qu’ils craignaient.
Il n’y a pas besoin d’aller chercher bien loin des exemples. Le XXe siècle en fut rempli. Pensons au communisme qui, voulant apporter la justice aux peuples opprimés, a laissé derrière lui des pays transformés en charniers où l’on compte les victimes en centaine de millions. Voilà une bonne intention à la mesure de Satan. Mais notre XXIe siècle pourrait entrer dans la compétition du « siècle des bonnes intentions les plus meurtrières ». À entendre certains vouloir l’homme transhumain ou vouloir sauver la planète, on se prend à craindre pour l’humanité entière ou pour notre Terre. Jésus lui-même évoque ces désirs de maîtrise universelle : « Quel avantage un homme tirera-t-il à profiter du monde entier ? »
Mais alors, comment faire ? S’il nous faut nous méfier de nos bonnes intentions parce qu’elles apparaissent raisonnables à vue humaine mais peuvent nous perdre et même nous faire perdre la vie éternelle, sommes-nous abandonnés sans boussole aux périls de nos projets, de nos désirs apparemment légitimes, de nos préoccupations bienveillantes ? Les lectures de ces jours nous laissent avec trois règles de discernement.
La première règle, nous la trouvons chez saint Paul. « Ne vous conformez pas au monde présent », détournez-vous des bonnes intentions qui s’étalent dans les discussions ou se déversent dans les médias, ne dîtes pas : « Mais tout le monde le fait » ou « les derniers sondages nous montrent que… », n’imitez pas ceux qui se sont détournés de Dieu et que Dieu a livrés à leurs convoitises (cf. Rm 1, 24). Mais au contraire, « transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait ». Une intention n’est bonne que si elle est capable de plaire à Dieu, et ce qui plaît à Dieu est consigné dans la Parole qu’il a révélée, telle qu’elle est transmise par son Église. La première règle de discernement commence donc par la fréquentation de la Parole de Dieu pour connaître ce qui est bon, pour former son jugement.
La deuxième règle nous est apportée par le prophète Jérémie, qui nous fait part de son expérience de prophète. Il éprouve une discordance douloureuse entre la Parole de Dieu qui vit en lui, et sa mission à l’extérieur de la part de Dieu. Car au-dedans, Dieu le saisit à l’intime, le séduit de manière irrésistible, le maîtrise avec une tendresse amoureuse, lui impose sa force avec une infinie douceur. Il a à l’intérieur, confesse-t-il, un feu brûlant comme enfermé dans ses os et qui dévore son cœur. Mais à l’extérieur, ce qu’il doit annoncer à ses contemporains est terrible : « Je dois crier, je dois proclamer : Violence et dévastation ! » Les effets de sa mission lui sont à la limite du supportable : « À longueur de journée, la parole du Seigneur attire sur moi l’insulte et la moquerie », personne pour l’écouter sans le railler, aucun pour le remercier ou pour le soutenir. Pour Jérémie, la véritable bonne intention, celle qui plaît à Dieu, est l’intention qui s’impose de l’intérieur et qui coûte à l’extérieur.
La troisième règle vient du Christ lui-même. « Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il porte sa croix et me suive. » Le suivre, c’est donc s’attacher à ses pas jusqu’à l’imiter. S’il ne faut pas se conformer au monde présent, c’est parce qu’il faut conformer sa vie à celle du Seigneur Jésus : renoncer à soi-même, être prêt à mourir pour le Christ.
Ainsi une intention n’est bonne que si elle est capable de plaire à Dieu et non au monde présent, si elle s’impose de l’intérieur même si elle coûte à l’extérieur, enfin si elle procède de l’abandon de sa vie pour suivre le Christ. Il y a là de quoi passer au crible beaucoup de nos décisions et de nos manières de vivre. Il y a là notamment de quoi nous libérer de l’influence des bonnes intentions qui animent notre société postchrétienne. Notre société postchrétienne est encore proche du Christ, mais elle est proche du Christ à la manière dont Pierre était proche du Christ au moment où il voulut s’interposer avec sa bonne intention raisonnable. Elle se veut généreuse, elle ne cesse d’invoquer de belles valeurs, mais elle ne veut plus être à la suite du Christ, elle veut se sauver elle-même et par elle-même. On en voit les conséquences chaque semaine. Ne vient-on pas, avec une bonne intention raisonnable, de légaliser l’infanticide ? Où l’on vérifie qu’il est difficile de ne pas se conformer à l’esprit du temps, et qu’il est plus difficile encore d’oser dire son désaccord au risque de se brouiller avec des amis, des collègues, des membres de sa famille. Oui, il est difficile de suivre le Christ sans lui opposer de bonnes intentions.
L’épidémie apparue ces derniers mois fut un bon test de conformité au Christ et non au monde présent. Nos réactions ont été de lumière et d’ombre. D’un côté, nous avons vu l’ingéniosité des chrétiens pour tirer parti des circonstances, pour vivre ce temps de privation des sacrements en restant à la suite du Christ. D’un autre côté, nous avons aussi subi la domination des bonnes intentions raisonnables, nous n’avons pas, par exemple, osé nous opposer au gouvernement lorsqu’il est sorti de son pouvoir en voulant régir notre culte, ou nous opposer aux autorités de santé lorsqu’elles ont empêché les mourants d’accéder aux derniers sacrements et à une présence fraternelle, ou aux autorités administratives lorsqu’elles ont privé nos aînés dans leurs maisons de retraite des liens familiaux qui demeurent leur première attache ici-bas.
Les prochains mois vont nous ramener vers ces décisions difficiles qu’appelle la suite du Christ. Le masque n’est pas le problème. Le problème est l’obsession sanitaire, qui sature nos esprits de bonnes intentions au risque d’oublier que le salut vient de Dieu seul, qui nous éloigne de la grâce en nous éloignant des sacrements de l’eucharistie et de la pénitence, qui empêche la charité envers les plus fragiles et les plus dépendants de nos frères. Le masque devient dangereux s’il musèle notre âme avec la bonne intention de sauver notre vie au lieu de vivre pour Dieu.

