Homélie du 18 novembre 2012 - 33e DO

Rassemblement général !

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Savez-vous ce qu’est un shofar? Attention, je ne parle pas ici du conducteur irresponsable qui, au retour d’une soirée bien arrosée, roule à 180 sur l’autoroute, et qui plus est à contre-sens. Non, le shofar dont je veux vous entretenir est, dans la Bible, un instrument de musique, une sorte de trompette ou de grand cor taillé dans une corne de bélier plus ou moins tarabiscotée.

Ce shofar a dans la vie du peuple hébreu quantité de fonctions, mais son heure de gloire consiste à annoncer la venue du Seigneur et à signaler sa présence au milieu des siens. Aussi, quand Dieu descendit sur le Sinaï, «il y eut, nous dit l’Écriture, des coups de tonnerre, des éclairs et une épaisse nuée […], ainsi qu’un très puissant son de shofar et, dans le camp, tout le peuple trembla» (Ex 19, 16). Or le premier effet de la venue du Seigneur est de faire se rassembler le peuple autour de lui. Un peu comme lorsque l’aimant est déposé sur la table, aussitôt toutes les parcelles en vrac de limaille de fer se réorientent vers lui, se rassemblent autour de lui. Voilà pourquoi le shofar qui annonce la venue du Seigneur est aussi l’instrument qui convoque et réunit l’assemblée du peuple.

En effet, autant le péché disperse les hommes, autant la foi les rassemble. De même que les rayons du cercle s’éloignent d’autant plus les uns des autres qu’ils s’éloignent du centre, de même les hommes deviennent d’autant plus étrangers les uns aux autres qu’ils s’éloignent de Dieu. Voyez nos premiers parents. À cause du péché, Adam et Ève non seulement sont chassés loin de la face de Dieu (Gn 3, 23-24) mais ils prennent aussi leurs distances l’un vis-à-vis de l’autre, puis Caïn se dressera contre Abel et ce sera le cycle infernal de la haine et de la violence?

Mais Dieu, en bon père de famille qu’il est, n’a jamais renoncé à réunir autour de lui, à la table festive du Royaume, ses enfants, petits-enfants, arrière-petits enfants et collatéraux. Alors il embouche shofar ou trompette. A l’appel de cette trompette, ce qui n’était auparavant en Égypte qu’un ramassis d’esclaves se constitue dans le désert en assemblée sainte (Nb 10, 2). Plus tard, c’est à Jérusalem, la ville sainte, que montent et se rassemblent les tribus pour célébrer le Seigneur. Et, quand, à cause de ses péchés, Israël est emporté comme une feuille morte (Is 64, 6), dispersé par toute la terre, Dieu prend un engagement solennel: «Il arrivera qu’en ce jour-là, on sonnera du shofar – est-il écrit en Isaïe -, alors viendront ceux qui se meurent au pays d’Assur, et ceux qui sont bannis au pays d’Égypte, ils adoreront le Seigneur sur la montagne sainte, à Jérusalem» (Is 27, 13). Oui, prophétise Moïse, «le Seigneur ton Dieu aura pitié de toi, il te rassemblera à nouveau du milieu de tous les peuples où il t’a dispersé. Serais-tu banni à l’extrémité des cieux […], il viendrait t’y prendre» (Dt 30, 3-5). Bien plus, oracle du Seigneur, «en ces jours-là, dix hommes de toutes les langues des nations saisiront un Juif par le pan de son vêtement en disant: ‘Nous voulons aller avec vous’» (Za 8, 23). Ce sont toutes les nations de la terre qui, avec Israël, doivent répondre à l’appel et converger vers Jérusalem.

Chose promise, chose due. Dieu a tenu parole, mais, comme toujours, à sa manière déconcertante. Car ce n’est ni à Jérusalem ni sur quelque montagne que ce soit (Jn 4, 21) que se sont rassemblés les vrais adorateurs du Père. C’est autour du Crucifié, autour de ce Jésus, venu pour «rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés» (Jn 11, 52). Celui qui, indéfectiblement, est resté tourné, orienté vers le Père, même aux heures les plus sombres de la Passion, celui-là a neutralisé les forces centrifuges du péché. En sa propre chair, il a réconcilié les hommes avec Dieu et, par voie de conséquence, il a réconcilié les hommes entre eux. Élevé de terre, attirant à lui tous les hommes (Jn 12, 32), il est devenu «notre Paix» (Ep 2,14), la source première de l’unité entre les hommes.

La preuve? Nous sommes là. Chaque dimanche, le Christ nous convoque (par les cloches à défaut de shofar) et nous convergeons vers l’autel du Seigneur. Nous le recevons dans l’eucharistie, nous devenons son corps qui est l’Église et cette Église rassemble dès maintenant «des hommes de toute race, langue, peuple et nation (Ap 5, 9) et elle «constitue pour tout l’ensemble du genre humain le germe le plus sûr d’unité» (Vatican II, Lumen gentium, n° 9).

Elle préfigure, elle réalise déjà, le grand rassemblement qu’annonce aujourd’hui l’Évangile: «On verra le Fils de l’homme venant dans les nuées avec grande puissance et gloire. Alors il enverra les anges [et saint Matthieu, en bon juif, ajoute ‘avec une trompette sonore’] pour rassembler ses élus, des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel» (Mc 13, 26-27).

Trois remarques sur ces deux versets.

Primo, le rassemblement s’opère autour du Fils de l’homme, c’est-à-dire de Jésus crucifié et ressuscité. Autrefois, au son du shofar, s’étaient écroulés les murailles de l’orgueilleuse Jéricho, la cité du mal (Jos 6). Avec la venue du Christ, ce sont les murs de la haine qui s’effondrent (Ep 2,14), ces murs qui enferment et séparent les hommes. Voilà pourquoi c’est le Christ, source de toute réconciliation, qui se trouve au centre du rassemblement.

Secundo, ce sont les anges qui rassemblent les élus. Pourquoi les anges? Parce que les anges sont déjà rassemblés autour du trône de Dieu et de l’Agneau. Ils communiquent donc aux hommes ce qu’eux-mêmes vivent déjà. Ce sont les rassemblés qui se font les bons rassembleurs. Belle image de la mission de l’Église: introduire tous les hommes dans le mystère d’unité qu’elle vit déjà en son propre sein.

Tertio, le terminus a quo du rassemblement final (ou pour parler vulgairement, son point de départ) présente une extension maximale. Dieu ne se contente plus de battre le rappel de son peuple depuis les limites de la diaspora juive, mais il rassemble ses élus «des quatre vents, de l’extrémité de la terre à l’extrémité du ciel», qui sont les limites sans limite assignées à la mission de l’Église: «Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre» (Act 1,8).

Difficile d’aller plus loin! Et pourtant, Dieu ne s’arrête pas là puisque le grand rassemblement final s’étend aussi à «ceux qui dorment au pays de la poussière» (Dn 12, 2), ossements desséchés et dispersés (Ez 37). «Elle vient l’heure, dit Jésus, où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de l’homme et sortiront» (Jn 5, 28-29). «En un instant, en un clin d’œil, précise saint Paul, au son de la trompette finale, car elle sonnera, la trompette, et les morts ressusciteront incorruptibles» (1 Co 15, 52). Car la Parole puissante qui au commencement a tiré le monde de l’abîme du néant, n’achèvera son œuvre que le jour béni où sonnera le shofar, où elle nous retirera de l’abîme des morts pour le grand rassemblement des enfants de Dieu.