À la description baroque des signes cosmiques accompagnant la venue du Fils de l’homme, dans l’Évangile de ce dimanche, un moderne aurait envie d’opposer le cri angoissant de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Alors que la science moderne était encore dans les langes, le penseur témoignait déjà de la solitude qui saisit le fidèle disciple du Christ lorsqu’il scrute les vastes contrées dont les connaissances positives accumulées feront taire bientôt la musique et terniront l’éclat. L’univers, cette extension indéfinie enchâssée dans les bornes abstraites d’un repère cartésien, voué à l’exploitation industrielle et la consommation sans limite, ne fait plus entendre aucun chant, n’émet aucune lumière. Son apocalypse, croirait-on, c’est le grossissement démesuré du soleil, c’est l’affaiblissement du champ magnétique protégeant la terre des vents solaires.
Pourquoi chez le Christ ce déluge d’images impliquant le soleil, la lune la mer ? Ici, point de silence. Ici, les cieux racontent la gloire de Dieu ; l’ouvrage de ses mains, le firmament l’annonce (Ps 18/19, 2) — non certes comme l’harmonie suave que produisent les sphères en sifflant les unes par dessus les autres dans l’éther, mais comme un fracas où les êtres symbolisant la force, la régularité et la stabilité sont anéantis par le bras d’un Dieu joueur qui les a formés pour s’en rire.
Les Anciens opposaient volontiers la terre, où toutes choses fluctuent dans un désordre marqué par le hasard, et les cieux, peuplés d’être incorruptibles, dont le mouvement nécessaire et parfait imite l’éternité divine.
De cette immutabilité rassurante, le Christ ne laisse rien subsister. La main de Dieu pousse à bout toute la nature : le soleil pâlit, la mer fougueuse déborde de ses limites, la lune que Dieu a destinée à marquer les fêtes rythme ici plutôt les degrés de l’universelle désagrégation. Les nations — dans la Bible, on songe à la Perse, à l’Égypte, à Rome, à ces empires promettant à ceux qu’ils ont subjugués de leur garantir en contrepartie une paix et un ordre imitant celui du ciel — sèchent de frayeur et s’éparpillent terrassées. La force et la puissance ne sont plus dans les êtres qui les connotent ; elles résident tout entières dans le bras vengeur dont la vigueur se joue avec délices des illusoires prétentions des grands de ce monde. Surtout, il relève la tête de ses enfants, afin qu’ils ne tombent pas sous le choc où sombre le monde, mais qu’ils s’élèvent au-dessus de ses ruines : avec eux, considérons ce tumulte avec un regard assuré. Relevez la tête, oui, afin de voir tout au-dessous de vous. C’est dans la sainte Sion que nous trouvons refuge, elle que Dieu a établie pour toujours (Ps 24,2). Ce discours du Seigneur serait un discours de terreur et d’effroi, s’il n’était prononcé depuis le havre de tranquille assurance où le place l’espérance surnaturelle. Certains historiens disent que les Anglais perdent toutes les batailles sauf celles qui comptent, mais c’est encore beaucoup plus vrai de l’Église. Elle est beaucoup mieux assurée de son éternité, qu’elle tient des promesses divines, que tout ce qui paraît le plus solide ici-bas.
Ce discours du Seigneur est vraiment apocalyptique, car il place le solide et l’éternel sur terre, dans l’espérance des fidèles, et rejette le transitoire dans le ciel que Dieu « retire comme un livre qu’on enroule » (Ap 6,14). Il prend ainsi notre bon sens à rebrousse-poil, et c’est bien ainsi qu’il nous dévoile la face cachée — ou plutôt divine — des choses. Ne nous trompons pas d’apocalypse, frères et sœurs. À un évêque lui annonçant la destruction prochaine de Rome par la main des Barbares, saint Benoît répondait : « Elle ne sera pas exterminée par ces peuplades, mais, s’affaissant sous le propre poids de ses ruines, elle tombera d’elle-même. » Beaucoup pensaient alors que la fin d’un monde annonçait la fin du monde. Ils se trompaient en assimilant les vicissitudes inhérentes à notre devenir avec l’accomplissement du bon plaisir de Dieu. Ils identifiaient l’embrasement périodique du monde avec l’apocalypse prophétisée par le Christ. Saint Benoît les ramenait ainsi, et nous avec eux, à l’exigence théologale de leur espérance. Il ne savait pas que Rome chrétienne relevée de ses ruines atteindrait un degré de splendeur auprès duquel celle des Césars n’aurait jamais plus à prétendre. C’est que la Parousie du Seigneur ne dépend pas de circonstances terrestres, de l’état de détresse ou de prospérité dans lequel se trouve notre monde : « En ces jours-là, on mangeait, on buvait, on se mariait » (Mt 24, 38), on n’était ni meilleur ni pire que ceux de la génération précédente ; le monde allait son pas de sénateur, mieux ou moins bien qu’hier, peu importe. Si Dieu permet la décadence des grandes civilisations, c’est pour éprouver la qualité de notre attente.
À regarder de près, le Christ ne pouvait nous dire de façon plus radicale que toute l’histoire est dans la main de Dieu, certes, mais aussi qu’il n’y a de ferme en ce monde que la sainteté des âmes auxquelles l’Esprit-Saint inspire de prier pour que son règne arrive, sur la terre comme au ciel. Le Christ nous apprend ainsi à être soutenus par en-haut. Chaque année liturgique commence ainsi : saint Thomas disait que la fin est première dans l’intention mais dernière dans l’exécution. Il est bon que notre année liturgique commence par mettre au cœur de notre espérance et de notre célébration ce qui se réalisera en dernier. Voici que le Seigneur crée du nouveau sur la terre (Jr 31, 22) : il suscite des âmes consumées par la promesse de son avènement. C’est là un degré nouveau, inconnu de l’existence humaine, par laquelle elle déborde déjà dans la vie éternelle. Le Christ nous met en garde contre ce manque de tension, contre une réduction trop mondaine de notre foi, à la manière des âmes sur lesquelles ce jour tombera « comme un filet » (Lc 21, 35) : il consacrera dans ses mailles bien serrées l’immobilité et la satisfaction avec lesquelles elles s’installent bourgeoisement ici-bas. Soyons de ces feux qui brûlent, mais qui éclairent.