La réponse de Jésus au Pharisien ne manque pas de nous laisser perplexe. Nous ne comprenons pas grand chose à l’idée d’un amour sur commande. Le Seigneur choisit toutefois bien ses mots : pas un ordre, par une sommation, pas une injonction, mais un commandement. C’est-à-dire quelque chose qui suppose une libre coopération de la volonté, mais qui n’en a pas pour autant un caractère moins impérieux, surtout si c’est Dieu qui parle. On obtempère à une injonction parce que l’on n’a pas le choix de faire autrement ; mais on obéit à une chose commandée dès lors qu’on l’a intériorisée, que l’on en a saisi le bien fondé. Bref, on doit aimer Dieu parce qu’il y a bien des raisons de l’aimer : n’est-il pas grand, beau, éternel, tout-puissant ? Ne veut-il pas notre bien ?
Notre stupeur redouble alors : est-ce que malgré tout l’amour n’est pas l’effet d’un libre choix ? Oui, sans doute, mais pas forcément d’un choix absolument autonome. Si l’on n’aimait que ce vers quoi nous porte un choix autonome, alors on n’aimerait ni ses parents, ni ses voisins, ni ses collègues de travail. On n’aimerait même pas ses enfants — et l’on sait à quels débordements nous conduit l’idéologie suivant laquelle un enfant doit impérativement être désiré. Bref, si l’amour c’était le choix autonome, il ne resterait guère que la tarte aux fraises, la mousse au chocolat ou le patin à roulettes.
Apprendre à aimer, c’est d’abord apprendre à recevoir ce qui est donné. Il n’a pas été question jusqu’ici des époux ou des épouses. Le mariage ne donne-t-il pas le sentiment d’accomplir un choix autonome ? C’est vrai, bien sûr, et pourtant les couples les plus forts sont plutôt ceux où le conjoint est vu comme un don, une grâce qui nous est faite, plutôt que quelqu’un que l’on aurait choisi. C’est la condition pour garder sur son époux l’émerveillement devant une grâce imméritée.
L’enseignement constant de la Bible c’est que la Loi divine n’est pas une puissance coercitive, mais d’abord l’expression de la sagesse divine ; c’est une instruction et c’est un dispositif de salut. Ainsi le commandement est lui-même une marque d’amour ; c’est un moyen donné par Dieu pour l’aimer. L’observance de la Loi consiste d’abord à multiplier les marques d’amour pour Dieu. Un poète latin, Ovide, a écrit un magnifique Art d’aimer. Tous les commandements de la Bible constituent comme une sorte de grand « art d’aimer ». Aimer est ainsi, non pas l’effet d’un sentiment, pas quelque chose qui se décrète, mais quelque chose qui se sécrète : c’est un produit de haute culture.
L’enseignement constant d’Ovide, c’est : « Pour aimer, sois aimé toi-même, et alors tu pourrais aimer en retour » ; il nous dit par là que pour aimer il faut être aimé ; il est plus facile de rendre l’amour que d’en être le principe. C’est une chose sur laquelle s’accordent les psychologues, qui nous disent que l’on saura aimer si l’on a soi-même été aimé — comme les théologiens, qui nous disent que Dieu nous a aimés le premier. Ce que je résumerai dans la formule suivante : pour aimer, commence par te rendre aimable. Ovide nous donne d’ailleurs une série de conseils bien frappés pour se rendre aimable auprès de celle que l’on aime. Certains sont difficile à transposer à notre relation à Dieu ; ainsi : « Tiens toi-même son ombrelle déployée ; fais-lui place dans la foule ; empresse-toi d’approcher l’escabeau de son lit s’il est trop haut ». Certains en revanche nous conviennent parfaitement : « Si ton amie te contredit, cède, c’est en cédant que tu sortiras vainqueur de la lutte » ; ce qui pour nous se traduit : « Dieu sait mieux que toi ce que tu veux ; aussi, cède à ses contradictions ». Ovide dit encore : « Tout ce qu’elle approuve, approuve-le ; ce qu’elle dira, dis-le ; ce qu’elle niera, nie-le ; elle rit, alors ris avec elle. » Une des novices dont Thérèse de Lisieux était la maîtresse lui disait que « Dieu avait toujours consenti à ce qu’elle voulait », ce à quoi la sainte répondit finement : « Dieu m’a plutôt fait la grâce que je veuille ce qu’il voulait pour moi ». Voici l’admirable échange : ceux qui par amour se sont totalement approprié la volonté divine sur eux, et on ainsi fait sacrifice de la leur, alors leur volonté s’identifie à celle de Dieu. Lorsque Catherine de Sienne disait à quelqu’un « mon fils, convertis-toi, confesse-toi », une force irrésistible, à la fois tendre et inflexible, douce et inexorable, les poussait à faire ce que voulait la sainte. Ce n’était certes pas la volonté propre de Catherine qui s’appliquait alors, car elle n’en avait plus aucune. En revanche, elle s’était à ce point identifiée à la volonté de salut de Dieu, à sa miséricorde, que sa prière avait la force de celle du Christ au Jardin des Oliviers, où il nous a tous sanctifiés dans un seul acte de sa volonté. Sacrifier à Dieu sa volonté propre, c’est le plus sûr chemin vers la liberté complète, car c’est la voie de l’amour parfait. Enfin, un dernier conseil d’Ovide : « Que l’expression de ton visage se modèle sur la sienne […] enfin, ne juge pas honteux de lui tenir le miroir » ; ce qu’il faut entendre ainsi : « Montre à Dieu sa propre image pour être aimé de lui ; purifie ton cœur pour être un pur reflet de sa gloire à lui ». Saint Paul nous le disait : « Soyez les imitateurs de Dieu. » Cultiver la vertu ne consiste pas pour le chrétien dans l’accomplissement d’une éthique aride ou arbitraire. C’est plutôt chercher à rendre à Dieu le reflet de son image, abîmé par nos péchés, restauré par le Christ, parfaite image de son Père. En lui tendant son miroir, il pourra se reconnaître en nous. Ainsi « réfléchissant comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous serons transfigurés de gloire en gloire à l’image du Seigneur qui est Esprit ». Et « là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté ».