La mode est à l’écologie intégrale ! Récemment, j’ai assisté à une conférence d’un ingénieur agronome qui vantait la qualité exceptionnelle du fromage produit par les moniales d’une abbaye située non loin d’ici, dont je tairai le nom ! En analysant le mode de production du fromage, l’ingénieur a pu démontrer que leur qualité était non seulement dû au savoir-faire de la sœur fromagère, mais aussi à la qualité du lait des vaches, qui provenait elle-même de la qualité des pâtures que les sœurs moniales engraissaient d’une manière particulière. Il s’agit donc d’une « chaîne écologique intégrale » — pour reprendre un adjectif à la mode —, qui illustre d’une certaine manière ce que le Seigneur veut nous faire comprendre au travers de l’évangile de ce jour ! « L’homme bon tire le bien du trésor de son cœur qui est bon ! L’homme mauvais tire le mal de son cœur qui est mauvais. » Autrement dit, pour faire le bien, il s’agit avant tout de nourrir son âme de choses saines — pour ne pas dire saintes — ; et il est illusoire de prétendre vouloir le faire si nous ne commençons pas par rechercher la poutre qui est au fond de notre cœur et qui pourrit nos pensées et nos actes. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Avant de vouloir soigner les autres, il faut se soigner soi-même !
Jésus a la délicatesse de nous indiquer quel est notre mal : la manière de regarder la paille qui est dans l’œil de nos frères sans tenir compte de la poutre qui est dans le nôtre, autrement dit la manière dont nous portons des jugements imparfaits et donc fautifs sur les autres !
Porter un jugement n’est pas mauvais en soi ! C’est même l’une des caractéristiques de notre dignité humaine, puisque, créés à l’image de Dieu, nous sommes doués de raison ! Nous portons des jugements tous les jours, la plupart du temps d’une manière heureuse. Par exemple, si on nous sert un aliment qui sent le pourri, on jugera qu’il est mauvais en le laissant fort heureusement de côté ! Mais la chose se complique lorsqu’il s’agit d’un jugement moral, qui consiste à juger de la moralité d’un acte posé par un homme qui est notre semblable ! La chute de nos premiers parents — ce que les théologiens appellent le péché originel — nous a tellement blessé qu’il nous est alors difficile de porter un tel jugement avec la rectitude qui convient. Le risque est alors grand de poser des jugements hâtifs, réducteurs, qui ne tiennent pas compte de l’entièreté du problème et qui sortent donc de l’ordre de la charité.
Si l’on veut toucher l’origine de notre mal, il faut concentrer notre attention sur le jugement intérieur à notre esprit, qui sort parfois de notre bouche, mais pas toujours ! Vous savez : ce jugement que nous portons si facilement sur nos semblables dès qu’ils nous énervent, dès que nous les voyons commettre une faute, etc. C’est sans doute l’un des péchés les plus courants ou les plus sournois que nous pouvons commettre sans même nous en rendre compte ! Avouons qu’il n’est sans doute pas très difficile de trouver en nous-mêmes des exemples récents de telles pensées condamnatrices ! Comprenons tout d’abord que ces jugements silencieux, bien qu’inconnus du monde, sont parfaitement connus de Dieu ! Or, rappelons-nous ce que Jésus nous dit dans l’évangile selon Matthieu (7, 1) : « De la manière dont vous jugez, vous serez jugés. » Il nous faut donc garder à l’esprit que nous méritons aussi d’être jugés en raison de nos propres manquements ! Autrement dit, un jugement sur autrui ne peut être posé en vérité que si auparavant, dans un mouvement d’humilité, nous avons conscience de notre propre faiblesse, qui pourrait et qui nous a peut-être déjà conduit à commettre de grands péchés ! Ne pas considérer notre propre faiblesse en jugeant autrui nous place dans une fausse position de supériorité prétentieuse, qui nous empêche d’entrer dans un véritable amour de notre prochain ! Notre cœur s’endurcit ! Nous sommes d’ailleurs les premiers, lorsque le péché nous accable, à désirer ardemment que Dieu ne nous traite pas en fonction de notre péché. Pourquoi ne souhaiterions-nous pas spontanément cela à notre prochain sans le condamner, s’il nous arrive de le voir faire du mal ?
Mais il faut encore aller plus loin pour poser sur autrui un véritable jugement humble et juste : il faut aussi reconnaître que, sans la grâce divine, nous pourrions commettre les mêmes erreurs que celles que nous critiquons. Souvenons-nous de ce qu’a dit Jésus : « Hors de moi, vous ne pouvez rien faire ! » (Jn 15, 5), « vous ne pouvez rien faire de bon ! » Sans cette conscience, il est facile de se retrouver dans la position du pharisien qui critique le publicain assis au dernier rang de la synagogue : « Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes — ils sont voleurs, injustes, adultères —, ou encore comme ce publicain » (Lc 18, 11). En réalité, il faut reconnaître avec sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, « que sans [le bon Dieu], nous aurions pu tomber aussi bas que Marie-Madeleine ! » On peut voir dans cette formule une coquetterie de langage de sainte Thérèse qui s’est entendu dire un jour par son confesseur qu’elle n’avait jamais commis de péchés graves ! C’est là se méprendre sur son attitude intérieure : bien que n’ayant jamais commis aucun péché grave — ce qui aurait pu la conduire à se surestimer —, elle restait humblement convaincue qu’elle était capable du pire des péchés et que si elle n’en n’était pas venue là, c’était uniquement parce que, dans sa miséricorde infinie, le « bon Dieu » avait enlevé les pierres de sa route, sur lesquelles elle aurait inévitablement trébuché (Manuscrit A, 38-39). C’est pourquoi Thérèse conclut : « [Le bon Dieu] m’a remis, non pas beaucoup, mais tout ! » Vous connaissez la phrase de Jésus : « Celui à qui on remet moins, aime moins » (Lc 7, 47). Si, à la manière de Thérèse, nous reconnaissons que Dieu nous a tout remis, nous ne pouvons que l’aimer davantage et regarder l’imperfection de notre prochain avec le regard même que Dieu pose miséricordieusement sur elle ; celui-là même que nous demandons à Dieu de poser sur notre imperfection ! « Seigneur, aide-moi à voir cette personne qui m’insupporte avec les yeux de ta miséricorde ! »
N’est-ce pas la juste prière qui permet de débusquer la poutre de notre œil ? « Je ne suis pas meilleur que ce crétin qui m’énerve tant : si Dieu ne m’en donnait pas la grâce, je serais le premier à me comporter comme lui ! » La juste attitude est donc d’éprouver une empathie charitable pour celui que nous pourrions critiquer, empathie qui conduit naturellement à la prière afin que cette personne, que nous voyions sans doute faire le mal, aille mieux et connaisse la joie de la conversion. C’est vouloir son véritable bien, celui que Dieu veut ! C’est la perfection de la charité !
N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous essayons de demander humblement pour nous-mêmes, à nos frères et sœurs dans le confiteor au début de chaque messe ? « Oui, j’ai vraiment péché ! C’est pourquoi je supplie la Vierge Marie, les anges et tous les saints et vous-aussi, frères et sœurs, de prier pour moi le Seigneur notre Dieu ! » N’est-ce pas la plus grande charité que de répondre à pareille supplication que nous nous adressons mutuellement ? L’avons-nous vraiment fait en récitant le confiteor tout à l’heure ?
Chaque personne a son propre chemin spirituel et ses propres luttes internes que Dieu seul connaît. Il nous faut humblement en tenir compte pour l’aider à avancer sur ce chemin, en particulier par la prière. Tout homme, même le plus grand pécheur, mérite notre respect et notre amour. Christ est mort pour tous les hommes et il a souffert pour le pardon de nos péchés et de ceux de tous les hommes, y compris ceux qui peuvent avoir quelques raisons d’être condamnés !
Pour en revenir à la mise en place d’une « sainte écologie intégrale » de notre âme, que le Seigneur nous propose avec le secours de sa sainte grâce, il convient donc sans doute de corriger autant que possible ce jugement intérieur, qui est si souvent vicié sans même que nous nous en rendons compte. Somme toute, l’exercice spirituel n’est pas si compliqué : on peut par exemple se demander à la fin de chaque journée combien de fois il nous est arrivé de juger une personne et combien de fois les jugements posés ont été transformés en prière ! et, si tel n’a pas été le cas, de nous rattraper en priant pour les personnes sommairement jugées ! Nul doute qu’une telle démarche sera source d’une grande joie dans le ciel, puisqu’il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour 99 justes ! Ainsi, nos âmes, délivrées de leurs poutres aveuglantes, contribueront par leur prière à ôter les pailles qu’elles apercevront désormais dans l’âme de nos voisins !