Avec Jésus, nous venons de franchir les portes de la ville sainte et d’entrer dans Jérusalem. Procession joyeuse de tous ceux qui le célèbrent avec des chants de liesse et de louange.
Comme toujours, il y a les bons et les méchants. Nous sommes fiers d’être parmi les amis de Jésus, parmi ceux qui l’acclament à pleine voix, et non parmi ceux qui, déjà, complotent sa perte. Et c’est bien avec ardeur que nous voulons suivre Jésus tout au long de cette Sainte Semaine. Pleins de bonnes résolutions.
Et pourtant, le décor va vite changer. Car voici déjà l’heure des Ténèbres, l’heure de la Passion que nous allons entendre maintenant. Et, pour nous tous, trêve de bons sentiments. Car dans cette histoire il y a beaucoup de méchants, – les grands prêtres jaloux, les gardes violents, Hérode le bouffon, Pilate le couard, la populace haineuse. Beaucoup de méchants et très peu de bons. Et même pas de bons du tout, pas un seul, sinon Jésus, et Jésus seul.
Histoire terrible, où les hommes ne font rien de bon, où Jésus seul tient bon dans l’amour, en aimant jusqu’au bout, à la folie, abandonné de tous. Car aucun de nous, ici, ne tiendra bon.
Oui, regardons-nous un instant au miroir de la passion. Les bons ne sont que des médiocres.
Voilà les Apôtres qui se disputent pendant que Jésus offre pour eux l’Eucharistie: lequel d’entre eux est le plus grand? (Lc 22, 24) Lequel d’entre nous n’est pas venu ici pour se mettre un peu en avant, pour se faire reconnaître, pour se placer aux yeux des hommes?
Voilà les disciples qui dorment pendant que Jésus agonise au jardin des Oliviers: lequel d’entre nous ne s’endort-il pas dans la distraction ou l’ennui quand la parole de Dieu ne se fait pas assez séduisante?
Voilà Pierre qui fanfaronne devant Jésus, qui engage un pieux mais piètre combat contre le serviteur du grand prêtre, et qui renie dès la première interpellation. Lequel d’entre nous ne se croit-il pas trop sûr de ses convictions, capable de sauver l’Église de la sclérose ou de l’erreur, alors que la moindre contradiction nous fait déserter, loin de l’amour?
Voilà Simon de Cyrène que l’on saisit et charge de la croix de Jésus, bien malgré lui. Lequel d’entre nous n’est-il pas venu ici de plus ou moins bon grès, incapable de comprendre en vérité l’immense grâce qui nous est faite d’approcher de si près le Sauveur qui souffre pour nous?
Et voilà Joseph d’Arimathie, membre du Grand Conseil, qui certes ne consent pas au meurtre de Jésus, mais qui ne sait ou ne veut rien faire pour l’empêcher. Il n’intervient que lorsque tout est fini. Lequel d’entre nous ne se trouve pas ainsi paralysé, par peur de trop s’exposer pour Jésus?
Non vraiment, dans cette histoire les bons ne sont pas des héros, ni des preux, ni de vaillants chevaliers, mais des médiocres, des pleutres, de pauvres gens. Telle est bien l’image de nous-même que nous renvoie le récit de la passion. Et certes, ne prétendons pas entrer dans cette Sainte Semaine avec de meilleures dispositions qu’eux. Ce ne serait qu’illusion.
Et pourtant, tous ces médiocres, tous ces bons qui ne sont que médiocres, ont tous quelque chose en commun, leur trésor, le trésor de leur salut: ils suivent Jésus; ils suivent Jésus, de loin, mais en le regardant. Soyons attentifs, mes frères, à cette perle du regard, qui, dans la passion, porte les médiocres que nous sommes bien au delà d’eux-mêmes.
Voici Pierre, après l’arrestation de Jésus, qui, tout de même, le suivait de loin (Lc 22, 54); après son reniement, Jésus fixa son regard sur lui, et lui pleura amèrement (Lc 22, 61-62).
Voici le peuple en grande foule qui suivait Jésus montant au calvaire; les femmes se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui (Lc 23, 27).
Voici le peuple qui restait là, au pied de la croix, et regardait (Lc 23, 35).
Voici, après sa mort et à la vue de ce qui s’était passé, le centurion qui glorifiait Dieu: «Sûrement, cet homme était un juste» (Lc 23, 47).
Voici ses amis qui se tenaient à distance, ainsi que les femmes qui l’avaient accompagné depuis la Galilée et qui regardaient cela (Lc 23, 49).
Et voici enfin les femmes qui regardaient le tombeau, et comment son corps avait été placé (Lc 23, 55).
Telle est bien, frères et sœurs, la seule attitude juste, pour nous, au moment d’entrer dans la sainte semaine: suivre Jésus et le regarder.
Jésus seul sait ce que veut dire aimer; Jésus seul sait ce que veut dire prier; Jésus seul sait ce que veut dire donner sa vie; Jésus seul sait ce que veut dire accomplir et réussir sa vie. Lui seul peut faire tout cela. Et il l’a fait, pour nous tous, une fois pour toute. Et la seule manière, pour nous, accomplir le dessein de Dieu, c’est de suivre Jésus, même de loin, de très loin, et de le regarder. Tel est le mystère de la foi: Jésus seul opère notre salut, mais il nous unit à lui par le regard de notre foi, regard si craintif et fragile, mais rendu si puissant dès lors qu’il croise le regard d’amour de Jésus sur nous.
Nous comprenons alors pourquoi, dans tout le récit de la passion, une seule personne, à part Jésus, nous donne vraiment un exemple, l’exemple à suivre, le seul exemple à imiter, la seule attitude qui échappe à la médiocrité: le bon larron. Médiocre parmi les médiocres; pire encore, méchant parmi les méchants, il s’est retrouvé malgré lui aux côtés de Jésus, a écouté sa parole, contemplé son amour, il a cru, il a demandé pardon. Et le voici, le premier des sauvés: dès aujourd’hui, tu seras avec moi en paradis (Lc 23, 43). Alors, frères et sœurs, puisse-t-il y avoir beaucoup de bons larrons parmi nous, le plus possible.
Car tous, comme lui, nous ne méritons que la mort. Nous n’avons pas de bonnes œuvres à présenter, pour mériter l’amour de Dieu. Mais nous pouvons être là, accompagner Jésus, nous laisser aimer par lui, nous laisser pardonner par lui, et entrer dès maintenant dans son Royaume, celui de l’amour plus fort que la mort, parce que Jésus a aimé jusqu’au bout, pour nous.
Soyons là. Il est là. Ainsi soit-il!