Homélie du 23 janvier 2022 - 3e dimanche du T. O.

« Témoins oculaires de la Parole »

par

fr. Sylvain Detoc

Il est court, frères et sœurs — très court ! —, le chemin que Jésus montre à ses compatriotes, à l’occasion de cette liturgie de la Parole qu’il préside lui-même dans la synagogue de Nazareth.
Il est court, ce chemin, et il est concret ; il ne fait que quelques millimètres — et encore ! —, puisqu’il consiste à passer du rouleau de papyrus que Jésus tenait entre ses mains, aux mains mêmes qui viennent de refermer ce livre. Bref, à passer de la Parole de Dieu qui vibre dans les mots du prophète Isaïe, à la même Parole de Dieu qui éclate à présent dans la chair du Christ.

Car c’est bien dans un corps humain, le corps de Jésus, que la Parole de Dieu s’est accomplie en plénitude. Saint Luc nous l’apprend au tout début de son évangile : ceux qui ont eu le bonheur de côtoyer Jésus ont été « témoins oculaires de la Parole ». Ils ont vu la Parole. Ils l’ont entendue, certes ; mais ils l’ont vue. Voilà qui n’est pas banal. Ils ont vu la Parole de Dieu, parce que, en Jésus, la Parole s’est incarnée. Comme le dira saint Jean un peu plus tard, ils ont vu, ils ont même touché « le Verbe de vie » (1 Jn 1, 1).

Tel est donc le chemin que le peuple d’Israël, et nous avec lui, est invité à faire au sommet de son histoire sainte : déchiffrer dans le filigrane des Écritures les lignes de la vie de Jésus, les traits du visage de Jésus, les contours du corps de Jésus. Le même corps qui est né de la Vierge Marie ; qui a été suspendu à la croix ; qui est ressuscité dans la gloire ; celui-là même qui nous est donné en nourriture dans l’eucharistie et qui est continué dans nos corps à nous, nous qui sommes les membres vivants du corps du Christ — c’est-à-dire l’Église, comme nous l’a rappelé saint Paul dans la deuxième lecture.

Ce glissement des lignes du texte aux lignes du corps de Jésus présente un grand intérêt : il n’y a plus besoin de traducteur, dorénavant, pour comprendre la Parole de Dieu !
Il n’en allait pas tout à fait ainsi à l’époque dont nous a parlé la première lecture, tirée du Livre de Néhémie. Cette page met en scène le retour des juifs en Israël après des dizaines d’années d’exil à Babylone. Pendant la déportation, le peuple de Dieu a perdu ses points de repère : sa terre et sa cité sainte, Jérusalem, avec son temple, ses sacrifices, ses livres et même sa langue, l’hébreu. Au cours de cet exil, les Israélites se sont mis à parler la langue des Babyloniens (l’araméen) et ont fini par oublier en partie la leur. C’est pourquoi, lorsqu’ils reprennent contact avec leur patrimoine religieux, à leur retour, ils ont besoin qu’on leur explique, voire qu’on leur traduise, ce qui est écrit (en hébreu) dans la Loi de Moïse.

Nous, frères et sœurs, avons la chance d’avoir des textes traduits (en français). Mais, même traduit — nous en faisons l’expérience à chaque messe ! —, le langage des Écritures est difficile. Il faut qu’on nous l’explique. Rien de tel avec le langage du corps. Quand Jésus regarde quelqu’un avec amour, ou avec colère (ça arrive aussi) ; quand Jésus tressaille de joie ou transpire d’angoisse et pleure ; quand Jésus prend un malade par la main ou embrasse un enfant : dans toutes ces attitudes, le Verbe de Dieu est traduit directement dans un langage universel, un langage accessible à tous, « juifs ou païens », pour reprendre les mots de Paul. Il est traduit dans le langage de notre corps.

Plusieurs, parmi nous, ont fait l’effort d’apprendre l’hébreu, le grec, le latin, pour mieux comprendre la Parole de Dieu dans les Écritures et la Tradition de l’Église. C’est bien. C’est très précieux. Mais ce n’est pas strictement nécessaire. Il n’y a pas besoin d’être exégète ou théologien pour être sauvé. Nous voilà rassurés !

En revanche, on ne peut pas être sauvé sans apprendre le langage de l’amour — le langage de l’amour humain, donc, celui-là même que le Verbe de Dieu a parlé pour traduire humainement l’amour dont Dieu nous aime. Isaïe annonçait une bonne nouvelle pour les pauvres, une libération pour les captifs, une lumière pour les aveugles, une délivrance pour les opprimés. Et ce salut, sous quelle forme s’est-il déployé ? Sous la forme d’un concept ? d’une idée ? d’un message ? d’une valeur ? Non. Sous la forme du corps du Christ. Au contact sensible du corps du Christ. À travers les gestes du corps du Christ.

Eh bien, le corps du Christ, à présent, c’est nous, frères et sœurs. Jésus ne veut pas avoir d’autres mains pour bénir que les nôtres. Pas d’autres pieds pour porter son Évangile que les nôtres. Pas d’autre cœur pour aimer ce monde que le nôtre.

Notre liturgie de la Parole s’achève. À notre tour, nous refermons le livre. C’est à nous maintenant qu’il revient d’incarner cette Parole de Vie dont nous sommes nourris.