Tentation « zéro »


Le Carême, chers amis, c’est une machine bien huilée. Vous avez remarqué ? Trois tentations… et trois moyens pour les vaincre.
Trois tentations ? Je veux parler, bien sûr, de ces trois tentations que Jésus a vaincues au désert, quand le Diable est venu le mettre à l’épreuve. C’est l’épisode bien connu qui nous est raconté chaque année, en ce premier dimanche du Carême. Et à travers ces trois tentations, ce sont toutes les tentations de notre vie chrétienne qui sont comme résumées. Tentation numéro un, les tentations de la chair : satisfaire nos appétits, là, tout de suite, maintenant. « Change ces pierres en pain, et sers-toi ! » Tentation numéro deux, les tentations du cœur : satisfaire notre besoin viscéral d’être aimé. « Jette-toi en bas, il y aura des mains angéliques pour te porter et… des bras humains pour t’accueillir et pour t’étreindre. Les gens vont t’adorer ! » Tentation numéro trois, les tentations de l’esprit : satisfaire notre orgueil, notre envie de dominer, de surplomber. « Prends les commandes du monde, impose-toi. Argent, relations, pouvoir, savoir, là, tous les moyens sont bons. »
Trois tentations, mais aussi, disais-je, trois moyens pour les vaincre. Ces trois moyens, ce sont ceux qui nous ont été donnés par Jésus mercredi dernier, dans l’évangile de la messe du mercredi des Cendres : le jeûne, la prière, l’aumône. Le jeûne, ou plus largement l’ascèse, pour apprendre à maîtriser notre corps. La prière, pour reconnaître notre dépendance radicale envers Dieu notre Créateur : c’est lui qu’il faut adorer. L’aumône, ou le partage, pour faire de l’argent un bon serviteur, et arrêter de nous soumettre à lui comme à un mauvais maître.
En somme, frères et sœurs, nous avons le mode d’emploi. C’est parti pour quarante jours, et ainsi, quand nous célébrerons Pâques, à l’arrivée, nous aurons « une belle tête de vainqueur »…
Non ? Ce n’est pas ça ? J’en vois qui n’ont pas l’air convaincu… Ah… mais c’est que nous avons l’expérience des années précédentes. Nous le savons : la belle mécanique du Carême s’enraye vite. Très vite… C’est un peu comme les bonnes résolutions du nouvel an, le mois dernier. Au bout de quelques jours, il n’en reste plus grand-chose, n’est-ce pas ?
Commencer le Carême de cette manière, me direz-vous, ce n’est pas très encourageant. Non. Mais c’est réaliste. Et c’est nécessaire. Parce que c’est là, justement, que s’engage le combat spirituel. C’est là, dans le découragement, que le Démon exerce son influence la plus redoutable. Cette tentation, c’est ce qu’on pourrait appeler la tentation numéro « zéro », le socle sur lequel se fondent les trois autres que nous venons d’énumérer, et donc toutes les tentatives de nous faire tomber et de nous éloigner de la vie chrétienne.
Cette tentation « zéro », dans l’évangile d’aujourd’hui, se ramène à une insinuation : « Si tu es Fils de Dieu… si tu es Fils de Dieu. » Et si, en effet, Jésus n’était pas vraiment « Fils de Dieu » ? Autrement dit, et si Dieu n’était pas vraiment son Père ? Pour mesurer la perversité de cette insinuation, il faut se rappeler la scène qui précède immédiatement celle des tentations : la scène du baptême du Christ. Au cours de cette scène, une voix s’est fait entendre, qui disait, à propos de Jésus : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. » Et si c’était faux ? Et si, en fait, Dieu ne t’aimait pas ?
Voilà, frères et sœurs, ce que Satan cherche à saper depuis les commencements de l’aventure humaine : notre confiance en Dieu. Son but ? Nous séparer de Dieu. Sa méthode ? Nous faire douter de la bonté de Dieu. Rendre inaudible cette voix qui murmure au fond de nous : « Tu es mon fils, tu es ma fille, je t’ai modelé, je te connais et je t’aime ; tu peux donc t’approcher de moi sans crainte, tu peux te jeter dans mes bras, tu peux te reposer en moi ; tu peux même m’appeler “Papa”, comme Jésus : “Abba”, “Père”. »
À partir du moment où, avec Ève et Adam dans le jardin du Paradis, nous ne voyons plus en Dieu la main qui nous façonne avec amour, le souffle de bonté qui nous anime, la source même de notre être — Dieu plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes, pour parler comme saint Augustin —, alors il ne nous reste plus qu’à nous méfier de Dieu, à avoir peur de lui ; à le considérer comme un rival, un ennemi de notre bonheur et de notre liberté. Nous serons comme des dieux, mais sans Dieu, ou en concurrence avec lui.
Au contraire, en obéissant à Dieu comme un enfant — les enfants, en règle générale, n’ont aucune raison de douter de la bonté de leurs parents — Jésus nous ouvre le chemin de la communion avec Dieu. Il réconcilie avec Dieu toute notre vie, jusque dans ses dimensions les plus terre à terre. Tel est, au fond, le véritable enjeu du Carême : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu », nous disait saint Paul dans la deuxième lecture de la messe du mercredi des Cendres.
Au cours de ce temps de pénitence, nous éprouverons d’une manière ou d’une autre la morsure de notre misère. Comme le fils prodigue de la parabole, tôt ou tard, nous aurons la tentation de dire : « Père, je ne mérite plus d’être appelé ton fils, ta fille. » Rappelons-nous alors cette phrase gravée en nous le jour de notre baptême : « Tu es mon enfant bien-aimé, en toi je trouve ma joie. » Et si ça ne suffit pas, répétons avec la Petite Thérèse : « Je ne me découragerai jamais… »

