Homélie du 5 septembre 2021 - 23e dimanche du T. O.

Tiré à part

par

fr. Nicolas-Jean Porret

Enfant, j’avais retenu cette leçon, évidente d’humanité : on n’appelle pas une personne porteuse d’un handicap « un/une handicapé(e) ». On ne substantive pas ce malheur qui affecte une personne. C’est cruel et clivant. C’est surtout faux. Mon camarade diminué en ses capacités naturelles n’en est pas moins fondamentalement mon semblable, voulu et créé à l’image de Dieu : il est mon prochain, mon frère en humanité, potentiellement mon ami. Saint Jacques dans son épître ne dit pas autre chose : le pauvre au vêtement sale est autant (voire plus) que moi appelé à être « riche dans la foi », « héritier du Royaume ». On pourrait dire aussi que c’est la belle leçon de Lourdes : Lourdes fait de chacun de nous, riche ou pauvre, en santé ou diminué en ses facultés, un pèlerin pénitent du Royaume, aimé et sauvé par Dieu, regardé avec amour par la belle Dame de Massabielle.

Un « sourd » est présenté à Jésus. — Pour coller au texte original, il vaudrait mieux traduire « un étant sourd », autrement dit, avant tout un homme, et qui en outre a un problème de surdité ; et du mal à parler (évidemment si l’on n’entend pas, on acquiert difficilement le langage).

On ne connaît pas le nom de cet homme présenté à Jésus — un anonymat probablement voulu. De telle sorte que cet homme sourd, que peut-être je n’ai pas envie d’affronter, l’Évangile me dit que c’est moi. Oui — et les frères de mon couvent vous le confirmeront — j’entends mal, j’obéis mal (l’obéissance étant l’écoute profonde), je parle avec difficulté (contrairement hélas à notre Père saint Dominique qui parlait bien la nuit à Dieu dans la prière et le jour au prochain dans la prédication). Un handicap lourd chez moi… contrebalancé par la grande chance d’avoir des frères, des amis. La plus grande richesse d’un dominicain, et de chacun, homme et femme, en ce monde, est d’avoir une famille, des frères et sœurs, des parents, un conjoint, une communauté, une paroisse. De même, l’homme sourd de notre Évangile a des proches, des « aidants » comme on dit aujourd’hui. On ne connaît pas plus leurs noms que celui de l’homme sourd (et là aussi ça peut être chacun de nous). Il n’est pas dit que Jésus loue leur foi. D’ailleurs, la scène se déroule dans les territoires païens de la Décapole ; il se peut que la démarche de ces hommes soit inspirée par la seule réputation de thaumaturge de Jésus. Mais ils sont là avec leur ami souffrant. Ils se font l’avocat d’un homme que sa surdité handicape, incapable de communiquer ni de plaider sa cause.

Bon, cet homme sourd et mal-parlant, et ses aidants, tout anonymes qu’ils soient et tout représentatifs qu’ils soient de nous, ont bel et bien existé ; ils ont rencontré Jésus. Le pauvre homme a les oreilles fermées, bloquées, et sa langue est liée. C’est avec ce double problème qu’il a existé… et qu’il est devenu un symbole. Il symbolise chacun de nous, chacun de nous handicapé en son entendement, chacun de nous rejoint et guéri par Jésus. C’est si patent que cette rencontre est devenue un « sacramental ». Je veux parler du rite de l’Epphatha qui fait partie des rites préparatoires au baptême. Ce rite de l’« ouvre-toi-en-grand », le prêtre le pratique à la suite de Jésus sur les petits enfants ou les catéchumènes adultes, afin que tous, sourds et mal-parlants, soient rencontrés par Jésus, entendent la Parole de Dieu et la proclament.

Avant le baptême, notre ouïe, notre capacité spirituelle à entendre est absolument bloquée, et notre louange coite. Saint augustin en rend compte éloquemment : d’abord rhéteur inutile, il en vient à confesser avoir été longtemps retenu, comme envouté et rendu difforme par les formes séductrices de ce monde, n’existant qu’à l’extérieur de lui-même, loin de Dieu, sourd, aveugle, bégayant, ignorant de cette Beauté divine toujours ancienne et toujours nouvelle qu’enfin il découvre. Et il évoque le mystère de sa vocation, de sa recréation : « Sed vocasti et clamasti et rupisti surditatem meam (tu as appelé, tu as crié, et tu as emporté ma surdité) » — « Tetigisti me et exarsi in pacem tuam (tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix) » (Confessions, X, 38).

Ah oui, m’objecterez-vous, comment fait-on pour appeler un « étant sourd » ? Va-t-on crier ? Je suis tenté de répondre : « On l’appelle en le tirant par la manche. » N’est-ce pas cela que fait Jésus, qui prend notre homme à part ? Et on ne sait même pas si ses amis le suivent. Surtout, Jésus ne se contente pas de lui imposer les mains, au milieu de tout le monde, comme le lui demandaient ses proches. Il fait bien plus : il lui « fiche » ses doigts très saints dans les oreilles, il crache (oui, oui !) de sa sainte salive pour lui en toucher la langue ; en pleine communion avec son Père, il élève les yeux au Ciel, exhale, gémit, son Souffle saint, et prononce sa divine Parole recréatrice : « Epphatha ! Ouvre-toi en grand ! » « Écoute, Israël (Shma Israël), le Seigneur notre Dieu est l’unique ! »

Jésus est aux antipodes des persécuteurs d’Étienne qui, nous dit saint Luc (Ac 7, 57), « jetant de grands cris, se bouchèrent les oreilles, et comme un seul homme se précipitèrent sur lui ».

Jésus est l’Adam nouveau en qui tout est recréé, qui entend le Père et fait sa volonté (lui obéit), qui le dit, l’exprime, parfaitement. Jésus fait de l’homme sourd et mal parlant que je suis, un communiquant apte à l’amitié, à la fraternité avec lui, Jésus, Verbe de Dieu, avec le Père, dans l’Esprit Saint. Loin d’être clivant, fermant, Jésus est la clé de David qui ouvre et nul ne fermera !

Allons à part avec lui ! Portons-lui nos frères. Il est la source toujours ouverte, disponible dans le baptême, la réconciliation, l’onction et l’eucharistie !