Homélie du 13 septembre 2015 - 24e DO

Tu es le Christ

par

fr. Renaud Silly

Moment solennel s’il en est, véritable coupure dans l’Évangile selon saint Marc ; jusque là, l’esprit des disciples était enténébré : « ils n’avaient pas compris le miracle des pains, car leur esprit était bouché » (Mc 6, 52) ; les cœurs sont endurcis (3, 5) ; certes, à eux il a été donné de connaître le mystère du royaume des cieux ; mais Jésus demande l’intelligence du royaume : « celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende » (4, 23). Jésus leur en met plein les yeux en effet : guérison, exorcismes, multiplication des pains, résurrection ; sa prédication s’accompagne de signes et de prodiges qui en attestent l’authenticité.

La confession de Pierre constitue le point d’orgue de cette extraordinaire « cinescénie » que Jésus leur a offerte, qui faisait dire à Flavius Josèphe, historien juif peu suspect de partialité envers le christianisme : « en ce temps-là parut un homme, si c’est un homme… » Cette confession de Pierre à Césarée n’est rien d’autre que l’honnêteté d’une intelligence cédant à la pression de la vérité même. Désormais Jésus insiste moins sur la compréhension du mystère, et demande plutôt de faire quelque chose pour le royaume : « qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile, la sauvera » ; « nul n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père enfant ou champs à cause de moi ou de l’Évangile qui ne reçoive le centuple dès maintenant » (10, 29).

Sa confession de foi, Pierre la tire de sa mémoire de juif pieux dont le palais intérieur a été comme pétri et recuit par la parole des prophètes ; quelle admirable correspondance entre les miracles qu’il a vus et la parole qu’il se remémore quotidiennement dans la liturgie ! Le symbolisme de la parole et de la vision lui permet d’unir le document que lui ont transmis ses pères dans la foi et le monument que la prédication du Christ en esprit et en puissance est en train de dresser sur la terre. Ainsi dispose-t-il du témoignage que Moïse donne pour véridique lorsqu’il est accrédité par deux témoins. Enfin, pour donner de la profondeur, pour conférer une troisième dimension à ce qui ne serait sans lui qu’une ligne tirée entre deux points, il y a Jésus-Christ lui-même, attirant tous les regards : « peut-on le voir sans penser comme moi / qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître / le monde en le voyant eût reconnu son maître »… Trois témoins donc : la mémoire des Écritures, la présence du Christ et la puissance agissante de l’Évangile, force de salut pour les fidèles ; mémoire qui a sa source dans le dessein bienveillant du Père, présence qui est le Shekinah du Verbe venu demeurer parmi les hommes, et puissance actuelle de l’Évangile, qui est la trace de l’Esprit créateur.

« Tu es le Christ. » Désormais, Jésus-Christ est accepté pour ce qu’il est, le détenteur légitime de la puissance royale de Dieu sur son peuple. La sanior pars de son peuple l’accepte dans la plénitude de ses prérogatives. La Seigneurie de Dieu commence à l’origine et s’exerce sur les bons comme sur les méchants ; mais sa royauté commence lorsqu’il y a des âmes qui la reconnaissent et la bénissent dans l’obéissance filiale. En Jésus sans aucun péché et en Marie préservée du péché l’Évangile n’a pas encore livré sa puissance rédemptrice, car ces deux là n’ont pas besoin de rédemption. Avec la confession de Pierre, le royaume commence réellement dans les créatures que Jésus est venu racheter. C’est pourquoi Jésus ne parle plus dès lors du Royaume à venir, mais du Royaume où il faut entrer, qui est au milieu ou à l’intérieur de vous. Ce Royaume commence dans la libre et volontaire adhésion de ceux qui vivent sous la souveraineté du Christ. Ce peuple ne peut donc pas être une pure et simple continuité d’Israël, il est vraiment un peuple nouveau né de la foi.

Entre Jésus et le Royaume, on ne glisserait même plus l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette : « Le fils de l’homme doit beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres, être tué et après trois jours, ressusciter » ; le royaume s’identifie purement et simplement à Jésus-Christ ; tel tu te conduiras envers Jésus-Christ et envers ses petits qui sont ses frères, tel tu entreras dans le Royaume ; si tu en scandalises un seul, il vaut mieux pour toi te mettre une pierre au cou et te jeter au fond de la mer. Enfin nous voyons clair : entrer dans le Royaume n’est pas une exigence générique ou abstraite, mais il est désormais localisé et individualisé dans cet être de chair et de sang qu’est Jésus-Christ, qui s’est fait tout à tous, qui n’a rejeté personne du vaste sein de sa charité, qui par l’Eucharistie ne cesse d’étendre les limites de son corps. Si tu le renies, c’est lui qui te pardonnera ; si tu désespères, c’est lui qui ressuscitera en toi ; si tu succombes à la haine, il te donnera la force de pardonner. Tu pourras juger de la qualité surnaturelle de tes vertus aux effets qu’elles produisent dans le corps total de Jésus-Christ. C’est réellement que Jésus-Christ s’identifie aux pauvres et aux petits. Servez-le dans les siens, afin qu’il puisse recueillir sur vos lèvres au dernier jour la confession de la foi qui sauve efficacement : « Tu es le Christ. »