Un et un font un


Cette page, si souvent entendue, demeure impressionnante. Dix lignes pour dire l’essentiel sur Dieu, l’homme, et l’amour. Et, chose étonnante, ce dialogue qui résume l’Évangile donc le Nouveau Testament, résume aussi — le scribe le reconnaît volontiers — la Loi de Moïse, l’Ancien Testament. Jésus se trouve devant du beau monde : pharisiens, sadducéens, même des hérodiens. On l’attend au tournant, mais il va tous les convaincre puisque nul n’osait plus l’interroger. Il faut dire que sa réponse est un modèle du genre :
– Jésus cite d’abord un passage du Deutéronome, celui entendu en première lecture,
– il continue par un verset du Lévitique, centre de la Torah, la Loi de Moïse,
– et, appuyé sur ces autorités, il répond à la question avec clarté et concision.
Une réponse aussi parfaite mérite que nous nous arrêtions un peu.
Jésus commence avec la fameuse prière juive : Shema Israël. Cette prière est un tournant capital de l’Ancien Testament. En la récitant, le juif prenait conscience que son Dieu — Yahvé — ne figurait pas dans le panthéon des dieux vénérés par les divers peuples de l’Orient. Il n’était ni le meilleur ni le premier de ces idoles. Il était l’unique, le seul, l’incomparable, au point qu’on n’osa même plus prononcer son nom. Mais pourquoi ce Dieu unique, ineffable et incomparable s’était-il choisi ce peuple-là ? Après avoir longuement cherché, il fallut se résoudre à avouer que c’était inexplicable… Cet inexplicable, la Bible le dit joliment : « Dieu a fait tout cela par amour. »
Oh la belle affaire ! Existe-t-il en effet un mot plus large, plus extensible, plus avachi que ce mot-là, qui souvent signifie tout et son contraire. « Tu dis que tu aimes les fleurs, et tu les coupes ; tu dis que tu aimes les poissons et tu les fait frire, tu dis que tu aimes les oiseaux et tu les mets en cage, alors quand tu dis que tu m’aimes, pardon… mais j’ai peur ! » Ah oui, puisque ce mot est mis à toutes les sauces, il fallait que la Bible précise le sens exact que Dieu lui donne. L’amour — pour Dieu — n’est pas un sentiment, c’est un attachement, une dépendance… mais intégrale et permanente, indéfectible et inassouvissable, en un mot un lien absolu. L’Évangile dit : de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force.
Si tu oses t’engager là-dedans, attention… tu seras forcément bouleversé en profondeur. Tu es prévenu : l’amour va te saisir tout entier, avec ton accord, et te donner à un autre. C’est la première parole d’Adam, la toute première chose dite par un homme : « Celle-ci [Adam parle d’Ève] est l’os de mes os, la chair de ma chair… nous deux nous ne ferons plus qu’un. » Celui qui aime s’arrache à tout ce qu’il était, et il s’attache définitivement à une autre.
Mais, si les mots ont un sens, ne devrions-nous pas être saisis de vertige et de crainte ?
Si aimer impose de s’arracher à soi-même, est-ce à la portée d’un homme normal ?
Tout le monde parle d’amour… mais combien ont la moindre idée de ce que c’est ?
Notre scribe, lui, a compris qu’aimer, c’est préférer un autre à soi, c’est le chérir au point de tout offrir, d’accepter de tout lui sacrifier. Si donc tu n’acceptes pas, sois cohérent, évite ce mot, ne le prononce pas.
Passons à autre chose. Jésus dit au scribe : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » ; tu es sur la bonne route, quoique pas encore arrivé. Pourquoi ? Parce que ce scribe a compris la réponse de Jésus, mais pas encore totalement. Il ne peut pas, car pour les juifs ces deux commandements sont séparés. À la limite, on pourrait aimer Dieu sans aimer son prochain. Alors que, dans notre Évangile, ces deux commandements sont intimement liés. Désolé, dit Dieu, je ne peux pas me satisfaire d’un cœur-à cœur avec toi, comme si ton prochain était en option… Car je crée, non des individus isolés, mais des membres uniques et irremplaçables de ma famille humaine.
Reste que le second commandement est clairement subordonné au premier. Souvenons-nous de l’acte de charité : « Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur et par-dessus tout, et j’aime mon prochain comme moi-même pour l’amour de vous. » Question : aimes-tu ton prochain pour lui-même, ou pour un autre, le Bon Dieu ?
Question piège, car, vous le sentez, aucune des deux réponses n’est satisfaisante.
Notre scribe, si on l’avait interrogé, aurait été très embarrassé. Car on ne peut bien répondre à cette question que si l’on sait qui est Jésus. Or notre scribe ignorait que Jésus est Dieu fait homme, Dieu qui s’est fait notre prochain.
Il ignorait qu’en Jésus, Dieu montre qu’il nous aime comme lui-même, que dis-je… plus que lui-même puisque lui, l’Innocent, a accepté de mourir pour nous et notre salut.
C’est donc Jésus seul qui a rendu ces deux commandements définitivement inséparables.
Un chrétien ne peut dissocier l’amour dû à Dieu de l’amour dû au prochain. De là les innombrables œuvres de miséricorde caractéristiques de la civilisation chrétienne, issues de l’amour des saints pour Dieu, inséparable de l’amour pour le prochain, surtout s’il est misérable. Au fait, qui sont ces saints ? Ce sont les chrétiens qui ont bien répondu à la question cachée de notre Évangile : « Moi, dans cette société où l’amour est plus rare, plus fragile, et plus galvaudé que jamais, moi que fais-je pour en être témoin ? Et donc que fais-je pour annoncer Jésus-Christ ? »

