La lumière offerte par la Parole de Dieu dans nos liturgies ressemble à ces étincelles qui jaillissent quand on frotte entre elles des pierres à feu. Les pierres que la messe nous invite à entrechoquer aujourd’hui, ce sont ces morceaux de l’Ancien et du Nouveau Testament, bien sûr, mais aussi la prière reçue de la Tradition de l’Église.
Cette prière, en ce sixième dimanche du Temps ordinaire, la voici : « Dieu qui veux habiter les cœurs droits et sincères, donne-nous de vivre selon ta grâce, alors tu pourras venir en nous pour y faire ta demeure. »
À cette prière, tout à l’heure, nous avons répondu « Amen », « qu’il en soit ainsi ». Oui, effectivement, nous voulons tous que Dieu habite en nous. C’est pour cette raison que nous sommes venus à la messe. C’est pour cette raison que nous demandons à Jésus de purifier notre cœur. Pour qu’il puisse venir y loger. Un peu comme on préparerait la chambre d’ami à la maison. On fait un grand ménage. On met les petits plats dans les grands. Et une fois que tout est prêt, on invite Dieu à entrer.
C’est tout à notre honneur de penser ainsi. Mais Dieu ne procède pas dans ce sens. Et heureusement pour nous, du reste. Heureusement que Dieu n’attend pas que nous ayons un cœur pur pour y entrer. « Voici, dit Jésus dans l’Apocalypse, voici que je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui » (Ap 3, 20). Et tant pis si ta maison est mal tenue. Si tu l’accueilles, lui, Jésus, il entre, et c’est parce qu’il entre que ton cœur devient pur !
Eh bien, ce genre de renversement, c’est justement ce que met en images la liturgie de la Parole de ce jour — et plutôt deux fois qu’une.
Ce renversement, on peut l’envisager d’abord à partir de la première lecture. « Le lépreux habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp », dit la Loi de Moïse (Lv 13, 46). Mais réfléchissons un peu. Si la lèpre est signe d’impureté, et donc de péché, alors nous sommes tous lépreux. « Malheur à moi, dit par exemple Isaïe, je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures » (Is 6, 5). Ce peuple qui est censé être saint, c’est lui qui est impur. C’est lui, donc, qui devrait habiter à l’écart. À l’écart de Dieu, au moins. Or, en Jésus, Dieu a « habité parmi nous », comme on le dit dans l’angélus. Littéralement, il « a dressé sa tente parmi nous » (Jn 1, 14). Au beau milieu du camp. Pas au désert. Au beau milieu d’un camp de lépreux. Et c’est à ces lépreux que Dieu est venu se frotter dans la chair du Christ. Il est venu les toucher. Sans craindre de contracter leur lèpre.
Voilà aussi ce que nous montre l’évangile d’aujourd’hui. Et là encore, le renversement des situations se vérifie. Jésus n’a pas peur du lépreux. Mais il n’en va pas ainsi de ses contemporains. Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles Jésus demande à cet homme de ne pas divulguer sa guérison. Si on apprend que Jésus a touché un lépreux, on se méfiera de lui, et on ne le laissera plus entrer dans les villes. Et c’est ce qui arrive, nous dit Marc : « Jésus restait à l’écart, dans des endroits déserts. » Rappelez-vous la première lecture : « Le lépreux habitera à l’écart… hors du camp » (autrement dit, dans le désert). Le lépreux, désormais, c’est Jésus. Un lépreux peut en cacher un autre.
Jésus mis « à l’écart ». Jésus repoussé. Jésus prié de ne pas entrer. On ne veut pas de lui dans l’enceinte de la cité. Comment ne pas voir là une préfiguration de la Passion, où Jésus sera traîné dehors, chassé de Jérusalem et crucifié en dehors des remparts (He 13, 12).
En somme, non seulement le seul Saint est venu habiter au milieu des lépreux, mais il a consenti à être traité comme un lépreux, par des lépreux qui s’ignorent, et qui ne réalisent pas que de cette manière, Dieu les rejoint et les sauve. À plus d’un titre, donc, c’est le monde à l’envers !
Et le monde à l’envers, c’est très inconfortable pour nos schémas de pensée. La logique renversante de la croix, ce n’est pas celle qui nous vient spontanément à l’esprit. Mais c’est la pédagogie de Dieu.
Cela ne revient pas à dire que Dieu aime la lèpre, ou le péché. Non, Dieu n’aime pas le péché. Mais il aime le pécheur. Un peu comme nous, lorsqu’une personne que nous aimons est malade. Nous aimons cette personne ; nous n’aimons pas sa maladie. Au contraire. Nous voulons que cette personne en soit délivrée. Nous l’aimons malgré sa maladie ; nous l’aimons, donc, avec sa maladie.
De même, Jésus est « ému de compassion » par le lépreux. Il est bouleversé par sa misère. Jésus n’attend pas que cet homme soit purifié pour entrer en contact avec lui. Mais c’est parce qu’il entre en contact avec lui que cet homme est purifié. Avec notre péché, c’est pareil. Dieu vient habiter dans un cœur qui n’est sans doute pas pur — pas tout à fait, pas encore. Mais c’est la venue de Jésus au milieu de nous, en nous, qui nous purifie.
Alors, comme le dit l’apôtre Paul, ne faisons pas obstacle à la pédagogie de Dieu, aussi déroutante soit-elle. « Ne soyons un obstacle pour personne. » Cherchons « l’intérêt de la multitude des hommes, pour qu’ils soient sauvés ». Et dans ce but, partageons-leur les étincelles de la Parole que nous avons reçues.