Vivre le pardon


Connaissez-vous Bakhita, c’est-à-dire la chanceuse, surnom ironique dans lequel voulurent l’enfermer ses tortionnaires ? Bakhita, et sa vie de jeune Soudanaise de la deuxième partie du XIXe siècle, d’abord déportée, enchaînée, orpheline, torturée, qui ne fut en apparence que douleur et déchirement. Devenant de façon tellement inattendue religieuse italienne, sainte Joséphine Bakhita confiera dans les années 1940-1945 : « On me dit “pauvre petite”… Mais je ne suis pas une pauvre petite, car je suis dans la maison du Seigneur. Ce sont ceux qui ne connaissent pas le Seigneur qui sont de pauvres petits. » Cette lumière providentielle du pardon vécu nous éclaire, donnant chair à la liturgie de la Parole écoutée.
Car à bon entendeur, salut ! « Toute Écriture, écrit saint Paul, est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice : ainsi l’homme de Dieu se trouve-t-il accompli, équipé pour toute œuvre bonne » (2 Tm 3, 15-17).
Ici, la leçon n’aura échappé à personne : « Serviteur mauvais ! Je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon ? » (Mt 18, 33). Déjà la Sagesse biblique enseignait : « Si quelqu’un n’a pas de pitié pour un homme, son semblable, comment peut-il supplier pour ses péchés à lui ? » (Si 28, 4) ! Mais alors pourquoi insister sur cette évidence ?
Cette leçon s’inscrit dans des relations personnelles y compris avec Dieu. La parabole semble taillée pour le quotidien autant qu’elle couronne l’enseignement de Jésus à propos de la communion ecclésiale, de la vie en communauté. Plus le pardon est reçu, mieux il est donné ; plus il est donné, mieux l’on s’élance aussitôt pour aimer, pour aider, pour servir. Être pardonné nous éclaire par la grâce, comme pardonner nous allège.
Plus profondément encore, notre vie chrétienne est portée par le cri de Jésus en Croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Sans ce pardon, nous serions à jamais en prison et sans Sauveur !
Rien de nouveau, donc, sauf une attention renouvelée. Car l’enjeu est capital. D’expérience bien souvent, on éprouve qu’il sera bien difficile de pardonner ce que l’on peut qualifier en tout domaine de « pire », si la force pour y parvenir ne coule de la Croix du Sauveur ! Ainsi, les pierres, les rumeurs, la boue, les agressions qui nous assaillent parfois sont alors trop lourdes, trop étouffantes, pour qu’un pardon humain parvienne seul à les soulever, à les retourner !
Au quotidien, celui que l’on regarderait en ennemi pourrait au mieux devenir un indifférent, ou une personne évitée. Souvent aussi le « pire » de ce que l’on peut avoir à pardonner est souvent dans l’agression d’autres que nous-mêmes et nous laisse impuissants autant qu’anéantis ! Immense entreprise, le pardon n’a rien de naïf. Il a depuis toujours fréquenté la justice et la lumière, l’oubli qui ne peut venir, le temps qui dure et le courage qui endure, la vérité et la charité.
C’est à ce niveau-là, celui d’une gravité parfois tragique, que le pardon est libérateur : il diffuse une grâce sans égale pour qui aura adopté la richesse de la vie en Dieu !
Notre prière l’enseigne : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Radical à y bien réfléchir que ce « donnant-donnant » qui exige que nous ayons « les sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5), précisément lorsque l’offense est là…
Mais « c’est pour que nous soyons libres, que le Christ nous a libérés. Ne vous remettez pas sous le joug de l’esclavage » (Ga 5, 1). Pour pardonner du fond du cœur, il faut être imprégné de la miséricorde de Dieu. Si le pardon vaut quelque chose, c’est à ce niveau de la difficulté qu’il doit nous permettre de l’accorder encore, en marchant avec foi sur la terre des vivants.
C’est pour cela aussi qu’un nombre mystérieux est venu s’inscrire dans la réponse de Jésus à Pierre. Oui, un nombre, qui attire l’attention ! Vous l’aurez noté, ce 70 fois sept fois (soit hesdomékontakis), qui parfois peut aussi être 77 fois sept fois…
Non pas seulement pardonner toujours, mais puiser le pardon dans celui du Seigneur, davantage et plus encore ! Il dit un absolu qui renverse toute idée même de vengeance et la vainc. Par ce nombre, Jésus se réfère au Livre de la Genèse. Lamek, descendant de Caïn, le meurtrier d’Abel, s’écrie : « J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamek soixante-dix-sept fois » (Gn 4, 23-24). La réponse de Jésus à Pierre vient ici en contrepoint. Face à la réaction infernale de vengeance, s’affirme le pardon ! Non par rêve ni utopie, mais par sagesse révélée et vie chrétienne. Sinon, nulle issue à la prison et la mort triomphe.
Alors nous rendons-nous profondément compte que notre vie dépend du pardon ? Que sans lui, elle se desséchera comme un débiteur impitoyable étouffant dans un cachot sinistre ? Qu’avec le pardon vient toute renaissance !
Le Seigneur nous adapte pour entendre la révélation de son pardon. « Il n’est pas en notre pouvoir de ne plus sentir et d’oublier l’offense ; mais le cœur qui s’offre à l’Esprit Saint retourne la blessure en compassion et purifie la mémoire en transformant l’offense en intercession » (Catéchisme de l’Église catholique, nº 2843).
Ainsi ce serviteur injuste, jeté en prison, y descend paradoxalement pour nous en délivrer ! Le voir s’enferrer peut nous sauver, car là est un électrochoc pour une prise de conscience ! Le Christ nous illumine pour que nous évitions toute vaine vengeance, qui nous ligoterait comme autant de tortionnaires.
Ainsi, oui, au sens plein des mots : à bon entendeur, salut ! À celui qui écoute vraiment ce que dit la miséricorde, le salut s’approche de son cœur.
Oui, la grâce du pardon nous illumine. Vivons-la avec persévérance !

