Le diaire des Jacobins

Sonnerie pour espérer : 30 mars

Le diaire des Jacobins du 30 mars 2020

Le fortifiant spirituel pour temps d’épidémie

Dosage quotidien

 

La crainte jusqu’au face à Face

 

Adiutorium nostrum in nomine Domini, qui fecit caelum et terram

Nous avons constaté dans notre précédente discussion que l’espérance des biens est inséparable de la crainte des maux. Celui qui espère être en bonne santé ne peut que craindre d’attraper le virus. Celui qui espère avoir de quoi vivre craint les conséquences économiques du confinement.

Celui qui espère la fin de l’épidémie craint le manque de masques, de test et que l’on ne trouve pas de bon vaccin. Espérance et crainte apparaissent bien liées. Associons maintenant à ce couple une troisième dimension, celle de l’amour. Notre amour, pour reprendre l’image de saint Augustin, c’est notre poids, ce qui nous entraîne. Plus l’amour est fort, plus il nous entraîne. En regardant vers quoi nos amours se portent, nous découvrons donc à quoi nous tenons, ce qui veut aussi dire que nous découvrons à quoi nous tenons plus et à quoi nous tenons moins. Dans cette épidémie, nous pouvons ainsi mettre en évidence une échelle de nos amours, ce que nous privilégions par rapport à ce qui a moins d’importance. Et cette échelle de nos amours se retrouve dans l’échelle de nos espérances et de nos craintes. Les maîtres spirituels chrétiens ont divisé cette échelle en trois grands domaines de la crainte de Dieu, qui connaît son équivalent pour l’espérance. Il y a d’abord la crainte mondaine ou humaine, la crainte servile de l’esclave, et la crainte filiale. On craint Dieu d’une crainte mondaine ou humaine lorsqu’on se tourne vers lui seulement quand ça va mal. Et ceci nous montre que notre espérance est placée d’abord dans les biens de ce monde. Dieu n’est utile que pour améliorer notre vie. On comprend dès lors que, dans nos sociétés modernes, où nous prenons en charge par nous-mêmes l’amélioration de notre vie, par notre organisation et notre technique, Dieu soit devenu inutile. Il n’est plus besoin de l’invoquer, de le prier, ni de le craindre, puisque nous nous occupons de tout. De tout ? Peut-être pas, et l’épidémie que nous connaissons, comme les grands massacres du 20e siècle, sont là pour nous rappeler que l’homme qui s’occupe de son progrès matériel s’occupe aussi très bien de faire progresser dans ses malheurs. Le second type de la crainte de Dieu est celui que l’on appelle la crainte servile, ou de l’esclave. L’homme se rend compte qu’il s’est détourné de Dieu et que les malheurs qu’il connaît viennent de son infidélité. Il fait le rapprochement entre ce qui lui arrive et son éloignement de Dieu. C’est pourquoi, constatant la cause de ses malheurs en lui-même, il retourne vers Dieu, il redonne à Dieu une place dans sa vie, il se remet à espérer en Dieu, et à aimer Dieu plus que tout. Mais son espérance est encore intéressée parce que son amour est intéressé. Il veut Dieu plus que tout parce que, grâce à Dieu, le reste lui est assuré. C’est pourquoi il y a un troisième degré de l’échelle des craintes et des espérances, celui de la crainte filiale, qu’il nous faut aujourd’hui aborder.

Textes commentés

Écriture sainte

Eccl. 24, 1.5-7.22-29

La Sagesse loue sa propre âme,

Elle sera honorée en Dieu

Glorifiée au milieu de son peuple […] :

Je suis sortie de la bouche du Très-haut,
Première-née avant toute créature,
J’ai fait qu’une lumière incorruptible jaillît du ciel
Et comme une nuée j’ai recouvert la terre
J’ai habité dans les hauteurs
Et mon trône est dans une colonne de nuée […]
Comme le térébinthe j’ai étendu mes rameaux
Mes rameaux sont d’honneur et de grâce
Comme la vigne j’ai fructifié, en odeurs suaves
Et mes fleurs sont des fruits d’honneur et d’excellence
Je suis la mère du bel amour et de la crainte,
De la connaissance et de la sainte espérance
En moi est la grâce de tout chemin et de la vérité
En moi se trouve l’espérance de la vie et de la force
Venez à moi, vous qui me désirez
Et emplissez-vous de mes produits
Mon esprit est plus doux que le miel
Mon héritage meilleur que le miel et que le rayon
On fait mémoire de moi dans les générations des siècles.
Ceux qui me mangent auront encore faim
Ceux qui me boivent auront encore soif.

Saint Augustin

Ps 18, 10 (version africaine) : La crainte du Seigneur est chaste et elle demeure dans les siècles des siècles.

Homélie sur le Psaume 127, 8 (trad. éd. Raulx)

Quelle est cette crainte chaste ? C’est, mes frères, la crainte que l’on nous désigne dans ces paroles: Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies. Si le Seigneur me fait la grâce de parler dignement de cette crainte chaste, plusieurs d’entre vous pourront bien passer de la crainte chaste aux flammes du chaste amour; et peut-être ne saurais-je me faire comprendre sans une comparaison. Voici une épouse chaste qui craint son mari, et une épouse adultère qui également craint son mari. L’épouse chaste craint que son mari ne s’éloigne ; l’épouse adultère craint qu’il ne revienne. Que le mari de l’une et de l’autre soit absent : l’une craint qu’il ne vienne, l’autre qu’il ne tarde à venir. Or, l’Époux auquel nous avons été fiancés est en quelque sorte absent, il est absent Celui qui nous a donné l’Esprit-Saint pour gage de sa fidélité, absent Celui qui nous a rachetés au prix de son sang ; […] Il est beau, mais il est absent. Que l’épouse s’interroge et voie si elle est chaste. […] Interroge ta conscience. Veux-tu qu’il vienne, ou veux-tu qu’il tarde ? Voyez, mes frères, voilà que je frappe à la porte de vos cœurs ; mais c’est lui qui entend votre réponse. […]

9. En quoi donc est-elle chaste ? Je vous fais une question qui vous donnera le moyen de vous interroger vous-mêmes. Si Dieu venait nous interroger de sa propre bouche, quoiqu’il ne cesse de nous parler dans les saintes Écritures, s’il disait à l’homme: Tu veux pécher, pèche à ton gré, fais ce qu’il te plaît; que tout ce que tu aimes sur la terre soit à toi ; […] que ceux que tu voudras dépouiller soient dépouillés ; qu’ils soient frappés ceux que tu voudras frapper, condamnés ceux que tu voudras condamner ; à toi, ceux que tu veux avoir ; […] Que tous les biens terrestres tarit désirés soient en abondance chez toi, vis paisiblement au milieu d’eux, non pour un temps, mais pour toujours ; seulement tu ne verras jamais ma face. D’où vient, mes frères, que cette parole vous fait gémir, sinon parce que vous avez déjà cette crainte qui subsiste éternellement ? D’où vient que votre cœur a été frappé à cette parole : Tu ne verras point ma face ; voilà que tu posséderas toutes les joies terrestres, tous les biens ; tu seras comblé de toutes les prospérités, sans rien perdre, sans que rien t’échappe ; que veux-tu de plus ? La crainte chaste répandrait des larmes, et gémirait en disant : Plutôt perdre tous ces biens et voir votre face. […] Vois quels sont les élans de cet amour chaste, amour véritable, amour sincère : Je n’ai fait qu’une demande au Seigneur (Ps 26, 4). Qu’ai-je demandé ? C’est d’habiter dans la maison du Seigneur, tous les jours de ma vie.

Cité de Dieu, 14, 9, 5 (trad. éd. Raulx)

Quant à cette crainte chaste [dont la charité seule est capable] qui demeure dans le siècle du siècle (Ps 18, 1), si elle demeure dans le siècle à venir (et comment entendre autrement le siècle du siècle ?), ce ne sera pas une crainte qui nous donne appréhension du mal, mais une crainte qui nous affermira dans un bien que nous ne pourrons perdre. Lorsque l’amour du bien acquis est immuable, on est en quelque sorte assuré contre l’appréhension de tout mal. En effet, cette crainte chaste dont parle le Prophète signifie cette volonté par laquelle nous répugnerons nécessairement au péché, en sorte que nous éviterons le péché avec cette tranquillité qui accompagne un amour parfait, et non avec les inquiétudes qui sont maintenant des suites de notre infirmité.

Saint Anselme de Cantorbery

Homélie 1

Je suis la mère du bel amour, et de la crainte, et de la connaissance, et de la sainte espérance. En moi est toute grâce de vie et de vérité, en moi toute espérance de vie et de force. La Sagesse, qui est le Christ, est la mère du bel amour. Car elle engendre le bel amour spirituel et non l’amour hideux, non pas l’amour indécent mais l’amour noble, non pas l’amour voluptueux mais l’amour chaste. La Sagesse est aussi la mère de la crainte, de la crainte filiale ou chaste, car le principe de la sagesse est la crainte du Seigneur (Ps 110,10), et le bel amour, engendré par la Sagesse, engendre lui-même la crainte chaste de Dieu. La Sagesse est encore mère de la connaissance, car personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils a voulu le révéler (Mt 11,27). Il a dit aussi : je vous annonce ouvertement le Père (Jn 16, 25). Ainsi donc la Sagesse, qui est le Fils, est mère de la connaissance. Et elle l’est encore de la sainte espérance, car il n’y a pas d’espérance des réalités saintes si le Christ ne l’engendre. L’espérance sainte en effet est d’accéder au royaume de Dieu et à sa justice. La Sagesse donne vraiment cette espérance, dans laquelle est toute grâce de vie et de vérité, parce que personne ne peut atteindre la vie perpétuelle ou la vérité immuable de sa béatitude si ce n’est par la grâce qui est dans cette Sagesse, c’est-à-dire dans le Christ. Le Christ lui-même, en effet, est la vérité et la vie (Jn 14). C’est pourquoi toute espérance de vie et de force est en lui. Car c’est seulement par lui que celui qui espère droitement trouve la vie bienheureuse et la force de son immortalité, et peut posséder la force d’une bonne manière de vivre.

Saint Thomas d’Aquin

Sum. theol., IIa-IIae, q. 17, a. 8

Il y a un amour imparfait et un amour parfait. L’amour parfait est celui par lequel on aime quelqu’un pour lui-même, en sorte qu’on lui veut du bien. C’est ainsi que l’ami aime son ami. L’amour imparfait quant à lui est l’amour par lequel on aime quelque chose non en elle-même, mais pour que ce bien vienne jusqu’à nous-même. Ainsi de l’homme qui aime une chose qu’il convoite. Selon la première forme d’amour, aimer Dieu relève de la charité, qui unit à Dieu pour Lui-même. L’espérance relève quant à elle de la seconde forme d’amour, car celui qui espère entend obtenir un bienfait. C’est pourquoi selon la manière dont les choses s’engendrent, l’espérance vient avant la charité. Ainsi, quelqu’un est conduit à aimer Dieu [de charité] en passant par la crainte d’être puni par lui, ce qui l’amène à rompre avec le péché. […] De même l’espérance introduit à la charité en tant que quelqu’un, espérant recevoir de Dieu son salaire, est excité à aimer Dieu et à pratiquer ses commandements. Maintenant, si l’on se place du point de vue de la perfection, la charité est par nature antérieure à l’espérance. C’est pourquoi, lorsque la charité survient [dans l’âme], l’espérance est rendue plus parfaite. En effet, ceux dont nous espérons le plus, ce sont nos amis.

Sum. theol., IIa-IIae, q. 18, a. 10, ad 2

La crainte de la peine est celle qui diminue à mesure que croît l’espérance. Mais à mesure que croît l’espérance, croît aussi la crainte filiale. Car lorsqu’on attend avec plus de certitude d’obtenir un bien grâce à l’aide de quelqu’un d’autre, alors on craint d’autant plus de l’offenser ou d’être séparé de lui.

Dominicains de Toulouse
fr. Alain Quilici