Deux commandements emboîtés pour ne faire qu’un seul à la manière des poupées russes, gigognes. Mais laquelle emboîte l’autre? «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit» ou «Tu aimeras le prochain comme toi-même.» (Mt 22, 37-39). Double appel à l’amour, en rivalité ou en harmonie?
Observons que saint Matthieu respecte dans le rappel du premier commandement le rythme ternaire de l’Écriture: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tous tes moyens» (Dt 6, 5). Rien n’est exclu dans cet appel à aimer Dieu plus que tout: non seulement à l’aide du cœur où peut résider la grâce (cf. Rm 5, 5), aimer donc avec l’aide de la vie surnaturelle ce qui semble pouvoir aller de soi mais aussi avec l’âme ou l’esprit, c’est-à-dire aimer avec ce qu’il y a de spirituel en nous, ce qui est moins évident dans un monde marqué par des spiritualités sans Dieu comme le bouddhisme qui fascine nos contemporains, aimer enfin avec le corporel ou le matériel c’est l’aspect révolutionnaire de la Bible: tout peut être rapporté à Dieu dans ce premier appel.
Le deuxième commandement, déjà bien présent dans le Lévitique (cf. Lv 19, 18), n’est pas déclaré par le Seigneur égal mais ici semblable (omoios) au premier. Il y a un ordre hiérarchique car le commandement initial est déclaré «le grand et premier» (megalè kai protè). Il s’agit de bien saisir cet ordre et cette hiérarchie pour ne pas manquer la volonté du Seigneur. La plaie d’un mauvais égalitarisme entre les commandements est nettement exclue.
– Il y a donc en aval l’ordre d’opération, le plus facile à saisir, et là le commandement d’amour du prochain urge. Caritas Christi urget nos (2 Co 5, 14) répétaient nos aïeux: la charité du Christ doit nous presser car le prochain est littéralement le tout proche, le plus accessible, qui ne peut attendre, pris comme nous dans l’étreinte du temps. Dieu qu’on ne voit pas encore face à face (cf. 1 Jn 3, 2) intervient pour que nous voyions notre prochain en difficulté (cf. 1 Jn 4, 20): «L’amour de Dieu a la priorité dans l’ordre des commandements; dans l’ordre de la mise en pratique, cette priorité appartient à l’amour du prochain» (Augustin, In Iohannis Evangelium, Tractatus XVII, 8).
– Il y a donc aussi en amont l’ordre qui fonde un acte en le spécifiant, et l’amour de Dieu ordonne tous nos actes en les définissant tous: «Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de lui: que celui qui aime Dieu aime aussi son frère» (1 Jn 4, 21) dit lumineusement saint Jean.
Il y a donc une inclusion mutuelle entre les deux commandements. Des poupées gigognes qui s’incluent mutuellement, mais selon des points de vue différents! Il ne s’agit pas d’égalité symétrique entre ces deux commandements, mais comme d’un double tropisme hiérarchisé qui dynamise notre amour lequel s’affaiblirait vite sans les incessantes sollicitations qui viennent providentiellement du réel, de Dieu et du prochain.
L’égalitarisme mondain, à l’inverse de cette hiérarchie, est un mal qui profite au médiocre. Il oublie l’amour de Dieu sous prétexte d’aimer en priorité son prochain, et souvent il n’adore que lui-même. Il ne veut aimer que selon sa propre mesure. Et la vraie mesure de l’amour est selon la tradition d’aimer sans mesure (cf. saints Augustin, Bernard)!
Celui qui envie Dieu et le nie, n’aide même pas en vérité à bien réaliser l’amour du prochain. Un sage chrétien (2001) que j’ai eu l’honneur de rencontrer à Saint-Marcel d’Ardèche notait pour notre instruction deux types d’égalitarisme:
«L’égalitarisme chrétien, fondé sur l’amour qui élève, implique le dépassement des inégalités naturelles; l’égalitarisme démocratique [mondain], fondé sur l’envie qui dégrade, consiste dans leur négation» (Gustave Thibon, Retour au réel, p. 106).
Laissons donc notre cœur être élevé par l’amour véritable qui ne s’arrête pas aux inégalités naturelles mais les dépasse: l’inégalité qui sépare Dieu de sa créature et qui nous empêcherait de l’aimer comme notre Bien suprême si nous nous arrêtions à cette distance infinie entre Lui et nous; celles aussi qui inévitablement pourraient nous séparer les uns des autres puisque Dieu a «tout réglé avec mesure, nombre et poids» (Sg 11, 20) dans la plus parfaite différence: juifs et grecs, hommes et femmes, maîtres et serviteurs (cf. Ga 3, 28), intelligences excellentes ou subordonnées.
En vérité, l’amour surnaturel dépasse tout car il est fondé dans le grand et meilleur commandement, l’amour de Dieu qui a été «répandu en nos cœurs par l’Esprit Saint» (Rm 5, 5).
S’il s’agit d’aimer, et d’aimer jusqu’à nos ennemis selon le précepte évangélique (cf. Mt 5, 44), n’oublions pas cependant l’ordo amoris l’ordre de l’amour même là: «On doit exercer la miséricorde d’abord vis-à-vis des fidèles avant de le faire pour les ennemis de l’Église» (Grégoire le Grand, Ép. 2, 38). Aimons donc sans restriction Dieu, et aimons sans jalousie ni déviance notre prochain selon l’agencement indiqué en de multiples lieux par le Seigneur lui-même.