« Règne de vie et de vérité, Règne de grâce et de sainteté, Règne de justice, d’amour et de paix », chante ou dira simplement la Préface qui tout à l’heure nous fera entre au cœur de l’action eucharistique. Avez-vous reconnu, frères et sœurs, quelque chose de la lumière, du rayonnement, de l’éclat de ce Règne dans l’Évangile qui vient d’être proclamé ? « Il eût été inutile, rapporte Pascal dans ses Pensées, à Notre Seigneur Jésus-Christ pour éclater dans son règne de sainteté de venir en roi, mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre. » « Ô qu’il est venu en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse ! », ô qu’il est passé comme inaperçu, comme étranger et comme moins que rien à ceux qui, nous les entendons dans notre Évangile, ont déserté le royaume où l’on veut aimer plutôt que haïr. Parmi ceux-là viennent en tête les chefs que l’évangéliste nomme en premier. Saint Luc précise, « ils se moquent ». Ils rient entre eux devant l’échec cinglant de celui que l’on disait être le Christ, l’Élu de Dieu. « Qu’il se sauve lui-même », disent-ils en le voyant inexorablement fixé à la croix.
Puis les soldats, ils se gaussent. Eux, ils joignent au rire le geste : ils pensent bien s’amuser avec celui dont il est bien permis de se moquer puisque les chefs ont donné le ton. Alors ils jouent la charité et offrent au malheureux un rafraîchissement. Mais c’est du vinaigre qu’ils lui servent. Quant à leur parole, sans invention, elle ne fait que répéter celle de leurs maîtres ; ils disent : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même. »
Enfin, l’attention se resserre : il ne s’agit plus de la voix et de la dérision d’un groupe d’hommes comme celui des chefs ou des soldats, mais voici une voix personnelle s’adressant à Jésus. Une voix à même hauteur que celui à qui elle s’adresse, elle n’est pas comme les autres, des voix d’hommes qui gardent leurs pieds sur la terre. Elle est la voix d’un pendu, la voix d’un crucifié : ce malfaiteur qui s’adresse au Christ partage la condition même du Christ. Mais ce partage tout matériel, cette ascèse absolue que supporte son corps, ne lui ouvre pas les yeux plus que les autres : il ne voit rien de la clarté ni du règne de sainteté de celui qui est à ses côtés. Pire, il va plus loin encore que les autres dans l’aveuglement : l’évangéliste Luc nous rapporte qu’il injurie ou même littéralement qu’il blasphème.
Frères et sœurs, il y a dans ces trois moments de dérision et d’injure, sinistre litanie de faits pauvrement réels où des hommes par trois fois interrogent avec sarcasme la puissance du Christ, toute l’histoire de la Royauté cachée de Jésus-Christ. Trois fois, comme en écho d’une ancienne tentation, on entend ces hommes demander à Jésus de se sauver lui-même parce qu’un roi, pour eux c’est clair, profite en premier des privilèges dont il bénéficie.
En ces chefs nommés d’abord, nous reconnaissons ceux qui s’estiment grands de toute sorte. Ils ont le sourire hautain, hommes de pouvoir ou parfois même de philosophie, il leur arrive de s’intéresser par curiosité à Jésus-Christ. Occasionnellement même ils se feront chrétiens quand le christianisme servira leurs intérêts, mais au fond ce salut qui passe par le retour à une enfance de l’âme et ce bonheur qui se décline selon d’incompréhensibles béatitudes les font ricaner. Et finalement lorsqu’un chrétien leur parlera de la folie de la croix, comme l’apôtre Paul, ils changeront de côté.
Les soldats ensuite. En eux, avec leur vinaigre qui singe la charité, nous voyons tous ceux qui jouent d’une manière ou d’une autre avec la souffrance ou l’abandon quel qu’il soit. Leur affaire est de se divertir quoi qu’il arrive et de tirer du bon temps quelle que soit la situation. On peut même s’amuser au pied d’un crucifié : telle est aussi notre humanité !
Enfin il y a le mauvais larron. L’inconscience des soldats ici n’est plus de mise : c’est le règne de l’injure, du blasphème froid et signé. Tous nous pouvons pécher un jour gravement et fréquenter un tel néant. Alors il nous faut sans cesse prier la grâce qu’elle nous assiste. La grâce de Jésus-Christ, donnée par Jésus-Christ en croix. Car, là, il règne au cœur même de cette triple ténèbres, de la dérision, du jeu, de l’injure. Il règne, couronné d’épines, et exerce brillamment — voyez comme cela éblouit le bon larron qui soudain se met à voir clair — son être de roi. Il est roi et illumine toute nuit, ce Roi méconnu, comme il est prince et illumine la nuit d’un meurtrier, ce prince Mychkine. Quelle est cette lumière capable d’illuminer de si sombres nuits ? Elle est une caresse et il y a plus dans cette caresse que dans bien des traités sur la charité.
Peu importe que l’on ait lu ou pas la grande œuvre de Dostoïevski où ce prince un peu irréel, figure de l’âme belle, apparaît, c’est un fait inouï qu’est sortie un jour de l’imagination d’un homme sans doute touchée par l’Esprit cette scène extraordinaire qui finit le roman. Cette scène finale, frères et sœurs, qui se passe au moment de l’aurore, est tout illuminée d’un reflet de l’éclat participé de ce « Règne de vie et de vérité, Règne de grâce et de sainteté, Règne de justice, d’amour et de paix ». Là, le prince Mychkine « était assis à côté de [Rogojine, le meurtrier de la femme aimée par le prince], immobile et silencieux sur son coussin : chaque fois que le malade criait ou délirait, il s’empressait de passer sa main tremblante sur ses cheveux et ses joues dans un geste de caresse et d’apaisement ».
Rogojine a commis un grand mal mais le prince l’étreint comme le Christ, vrai médecin sur la croix, embrasse de son amour ses propres ennemis et prépare le grand remède pour les malades qui, aveuglés, tuent leur médecin : « Père pardonne-leur, vient de dire Jésus dans le verset qui précède notre passage et en reste une clef, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. » Jésus Roi couronné d’opprobre et d’injures enseigne l’amour des ennemis, premier remède, et offre non un breuvage amer qui fait faire la grimace comme pour un verre plein de vinaigre mais la coupe de son propre sang, second remède mais inséparable du premier. Jésus « humble, patient, saint » étend son règne dans l’indicible embrassement d’une charité qui le conduit librement à donner sa vie pour tous les hommes. Cet embrassement et cette caresse, les seules armes de son pouvoir royal, ne sont pas toujours aussi sensibles que la main du prince sur le visage du meurtrier. Et pourtant l’on est réellement touché : au premier pas, à la première et hésitante tentative de celui qui s’ouvre à la grâce toujours déjà présente, le Roi fait sentir les lois de son Royaume. Il règne par l’amour. Alors il se produit pour le cœur qui répond à ce nouveau règne comme une nouvelle naissance : l’on meurt à soi-même et l’on vit en Dieu. Établis comme membre royal du Roi de toute gloire, les baptisés expérimentant la foi, l’espérance et la charité, entrent dans l’aujourd’hui d’un Règne sans fin. Règne qui est une communion, une cité, une patrie.
Le larron reconnaît en Jésus le détenteur d’un Royaume d’où peut-être un souvenir est possible : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume… » Le Seigneur embrasse le larron et le conduit lui-même, toute sa personne, et non seulement son souvenir : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. » Amen.
Évangile : Lc 23, 35-43.