« Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort » : de l’une et de l’autre sœur, une même parole accueille le Christ à son arrivée. Les deux cœurs pleins de deuil ne peuvent pas saluer autrement l’ami de leur frère : comme tant de nos contemporains, les deux femmes commencent chacune leur entretien avec Jésus par un reproche. Le reproche de n’avoir pas été là et de n’avoir pas agi. L’expérience d’un silence et d’une absence de Dieu n’est jamais le seul constat d’un vide : elle est la première expression de la souffrance humaine devant son manque de sentir présent celui qui devrait être là. Car telle était bien l’évidence pour ces deux sœurs : Lazare, leur frère, est l’ami du Seigneur ; donc au moindre indice de la maladie de Lazare, il était naturel que Jésus les rejoigne pour partager avec elle l’épreuve et pour essayer quelque chose, peut-être déjà de miraculeux, lorsqu’il était temps encore. C’est pourquoi le message qu’elles envoient dire au Christ est simplement : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. » Frères et sœurs, sentons-nous combien dans ces mots « celui que tu aimes », est contenu en silence, mais avec une force inouïe, un petit mot qui n’est pas prononcé et qui est en réalité le plus important, parce qu’il exprime un désir ? : « Viens » ou « rejoins-nous », ou mieux encore « vite, Seigneur, celui que tu aimes est malade ». Les deux sœurs ont foi dans l’amitié de Jésus : il suffisait qu’il l’apprenne pour venir car il n’est pas d’ami qui abandonne son ami au moment de sa mort ! Et Jésus, pensent-elles, est de ceux qui croient en l’amitié.
Pourtant à première vue, Jésus résiste. Alors que Marie s’est naguère jetée à ses pieds parce qu’elle est de celles qui ont beaucoup aimé, alors que plus tard, Jésus lui-même tombera par amour fraternel aux pieds de ses disciples pour leur apprendre à s’aimer les uns les autres, alors qu’ensuite avec les autres femmes, Marie se rendra au tombeau et y restera, comme cloué sur place par l’attente de celui qu’elle aime : l’amitié de Jésus ici ne lui fait faire aucun mouvement. « Quand il apprit que celui-ci était malade, il demeura deux jours encore dans le lieu où il se trouvait. » Pourquoi, Seigneur, une telle immobilité si contraire à l’esprit de l’amitié ? L’évangéliste vient d’assurer au verset qui précède : « Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare. » Un peu plus loin, le scandale s’épaissit : « Lazare est mort, et je me réjouis pour vous de n’avoir pas été là-bas, afin que vous croyiez. » Le Seigneur a-t-il laissé mourir Lazare pour que la foi des disciples grandisse ? Cette foi était-elle plus importante que la vie et l’amitié de Lazare ? Dieu fait-il servir un mal particulier à un bien plus grand ? Mais aussitôt une lueur. Relisons : « Lazare est mort, et je me réjouis pour vous de n’avoir pas été là-bas, afin que vous croyiez : mais allons auprès de lui » ; « allons auprès de lui » et non pas, rejoignons ses sœurs ou sa maison. Oui, Lazare est mort, enseveli, mais c’est lui que le Seigneur dit vouloir rejoindre. Et il en parle comme on parle d’un vivant. La maladie de Lazare ne mène pas à la mort : Lazare est au tombeau, on ne pourra plus l’embrasser, et pourtant il n’est pas absent : c’est vers lui que nous allons, c’est lui que nous rejoignons. Et Jésus va jusqu’au bout. Il rejoint Lazare en l’appelant à sortir du sépulcre comme si Lazare, caché, attendait cette seule invitation : il sortira et Jésus pourra le revoir en faisant renaître son visage, le saluer en l’embrassant, pourquoi pas, comme le Père au retour du fils prodigue, car Lazare nous dit quelque chose aussi de l’homme que le péché a enseveli.
La page, si émouvante et connue, proclamée aujourd’hui est le troisième récit d’une résurrection ou plus exactement le troisième rappel à la vie pèlerine, rapporté par les quatre Évangiles. Il y avait auparavant le retour à la vie de la fille du chef de synagogue, étendue en sa maison, et celui du jeune homme, fils de la veuve, déjà conduit en dehors des portes de la ville. Chacun de ces récits est riche d’une signification pour notre propre appel à la vie qui ne finira pas. Pour ces deux personnes, le visage est encore visible. Mais de Lazare, l’ami, le visage est caché, scellé par un suaire et la tombe. Seule, une voix forte, connue et aimée, celle de l’Ami, rendra à l’homme son visage. Mais il y a plus.
Le miracle de Lazare est le seul des trois qui a pour cadre, pour creuset ou pour berceau, un lieu ô combien précieux de notre humanité, celui des liens de l’affection et de l’amitié. La résurrection de Lazare est la seule où Dieu qui agit est en même temps un homme sérieusement impliqué dans des relations humaines, un ami qui rappelle à la vie un ami disparu. En tant qu’homme et dans sa courte vie parmi les hommes, la fille du chef de la synagogue et le fils de la veuve ne sont pour lui que des inconnus même si bien sûr, en tant que Dieu, il les connaît et les aime autant que Lazare. Mais le rappel à la vie de Lazare est plus éclatant, le signe plus éloquent, parce que Lazare est au tombeau et, définitivement perdu, le visage de l’ami, parce que librement Jésus se laisse troubler, parce que librement il pleure, et qu’enfin ou même au sein de sa tristesse humaine librement choisie, il rallume la vie éteinte. Nous devons ajouter cela, peut-être, lorsque nous pensons à notre foi en la résurrection : Jean nous enseigne qu’elle est en même temps une œuvre de Dieu et une œuvre de l’homme Jésus. Jésus qui nous connaît, nous aime et qui, lorsque nous partons, nous rappelle à la vie véritable qui est une relation d’amitié avec la vérité en personne. Ce n’est pas la toute-puissance divine seule qui nous relève des morts, c’est en même temps aussi la sainte humanité de celui qui a pleuré son ami Lazare. Il nous a laissé ce souvenir dans l’Évangile comme s’il nous demandait : et toi, veux-tu partager mon amitié car elle t’est à chaque instant offerte ? En parlant avec lui dans notre prière, en lui confessant nos oublis et nos fautes dans le sacrement de la réconciliation, en recevant tout de lui dans l’assemblée eucharistique, nous répondons à son amitié, nous en vivons, et nous croyons qu’il nous appellera et nous sortira de la nuit au dernier jour comme il fit pour Lazare.
L’amitié de Jésus n’est pas une anecdote, une péripétie, un vernis pour rendre plus beau un discours de doctrine ou de sagesse : elle est au cœur parce que la charité implorée dans les prières de ce cinquième dimanche de carême est, nous affirme l’Évangéliste, une amitié : « Accorde-nous de marcher avec joie dans la charité de ton fils qui a aimé le monde. » Telle est la clef de la compréhension de tout le mystère chrétien. La liturgie ne pouvait nous offrir meilleure préparation à la Passion qui sera lue dimanche prochain : sans cette amitié et cet amour, nous pourrons bien agiter des lauriers et des palmes mais non pas reconnaître en celui qui meurt l’ami qui désire d’un grand désir manger la Pâque avec Lazare et avec chacun de nous. Car l’amitié, n’est-elle pas ce « foyer où les âmes fondent ensemble et de plusieurs n’en font qu’une », l’âme du Christ qui est l’âme du corps qu’est l’Église qui célèbre ? Amen.