Homélie du 29 août 2021 - 22e dimanche du T. O.

Prendre pleine mesure

par

fr. Renaud Silly

Dans Amadeus de Miloš Forman, on demande à l’empereur de se prononcer sur la musique qu’il vient d’entendre. Sollicité de dire en quoi elle lui a déplu, il bafouille, excédé : « Trop de notes. » Pourtant, chez Mozart, il n’y a pas une seule note en trop ; ni une en moins. Chez un autre compositeur, la Symphonie des mille — selon le nombre d’instruments et de choristes — est tendue vers la note unique et cristalline donnée par le triangle après une demi-heure de concert. Qu’elle manque et la représentation est ratée. Mais ajouter une seule note ferait tomber dans la prolixité et le bavardage.
Aujourd’hui, selon Moïse, ce qui vaut des grandes œuvres d’art est aussi vrai de la Loi de Dieu. Elle obéit aux mêmes critères de proportion, d’intégrité et de clarté : « Vous n’ajouterez rien à ce que je vous ordonne, et vous n’y enlèverez rien » (Dt 4, 2). « Dieu a créé toutes choses selon le Nombre, le Poids, la Mesure » (Sg 11, 21). Et il en va de la morale révélée comme des autres créatures. Elle possède la mesure exacte qui permet à l’homme de déployer son opération selon une règle certes humaine, mais surtout divine. La Loi de Dieu enveloppe la liberté de manière à éviter le double abîme qui mène à la mort : le laxisme et la tyrannie. On songe à Edith Stein : dans sa famille plutôt sécularisée, elle avait reçu assez de judaïsme pour savoir que la Loi morale a pour fin de mettre tout l’agir de l’homme sous la dépendance de Dieu et donc de sa grâce. L’observer, c’est répondre avec amour à sa volonté bienveillante. Cet amour de la Loi la préparait à vivre la règle minutieuse du Carmel comme un oui embrassant tout son être pour répliquer à l’appel de l’Époux. L’obéissance totale serait la mesure exacte où elle ne garderait rien pour elle, et donnerait tout à Dieu. Plus tard, lorsqu’elle n’a plus fait qu’un avec l’amour vainqueur, elle a offert sa propre personne pour obéir au commandement d’aimer Dieu et son prochain comme soi-même : « Allons pour notre peuple », disait-elle au moment de son arrestation : s’agissait-il des Allemands ? des juifs ? des chrétiens ? Tous ceux-là sans doute, car la charité d’Edith s’était alors élargie à la mesure de l’univers créé par Dieu dans sa bienveillance.

Moïse surprend par son ton décidé : « Vous n’en retrancherez rien, vous n’y ajouterez rien. » Personne n’a le droit de rien y ôter ou additionner. Jésus le confirme : « Pas un i, par un point sur un i ne passera de cette Loi, que tout ne soit réalisé » (Mt 5, 18). Ce qui manquait à la Loi de Dieu, ce n’était pas des prescriptions. Le défaut de la Loi de Moïse n’est pas du côté de son extension, mais de son intensité : avant Jésus, elle n’a trouvé personne qui l’observe totalement : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » ; « non il n’est pas de juste, pas même un seul » (Ps 13/14, 3 cité en Rm 3, 12). La Loi était parfaite, mais elle n’était encore qu’imparfaitement reçue. Pour avoir mal identifié la cause profonde de l’inobservance de la Loi, certains Pharisiens ont cru bon de multiplier les obligations tatillonnes. Ils ont prétendu que la Loi subsistait sous deux formes, une écrite, et une orale, de même niveau. Ce faisant, ils figeaient la Loi écrite, privée de toute efficacité, comme une pieuse relique à laquelle on se gardait bien de toucher, tandis que leur réflexion se reportait sur la Loi orale, ainsi qu’ils appelaient la jurisprudence et la casuistique. Ainsi couvraient-ils leurs développements personnels de l’autorité sacrée de Moïse. Ils l’usurpaient pour en tirer prestige et influence. À ce traitement, la Loi devenait informe, difforme. Devenue monstre aux cent bras, elle se condamnait à emprisonner l’agir de l’homme dans mille tentacules qui pousseraient toujours plus loin la violence de leur préhension.

À l’inverse, la beauté harmonieuse de la Loi de Moïse, et de cette sublime synthèse qu’en offre le Décalogue, est le gage de notre liberté. Il n’y manque rien, mais il ne faut rien non plus lui ôter. Elle est ainsi le gage de notre liberté. C’est à cette alliance que nous avons promis fidélité : Dieu n’y ajoute rien, mais il n’en demande pas moins non plus. Ses exigences sont exactement mesurées et proportionnées à nos capacités. Il y dispense sa grâce afin qu’en l’accomplissant, nous nous ajustions progressivement à sa mesure à Lui. Et cette grâce est celle du Christ, car il est le sujet en lequel tous les commandements ont trouvé leur oui.

Pas plus que la volonté de Dieu, sa Loi n’est sujette au caprice : c’est pourquoi il l’a dispensée sous une forme écrite. Les clauses en sont précises, facilement identifiables. Pas de petits caractères illisibles en bas de page ! Comme il est libérateur de se savoir gouverné par une loi fiable et objective, à laquelle on ne peut rien ajouter ! Comparez-la aux avatars des pharisiens d’aujourd’hui, qui cèdent au vertige du mauvais infini : ils feignent de croire que la prolifération des petites contraintes mesquines peut dispenser de puiser dans Celui qui seul a observé la Loi en plénitude la force de bien agir. Les exemples sont légion, dans vos vies, dans la mienne. En voici un qui prête à sourire. Dans telle église de la région, on demande à l’entrée si vous venez prier — auquel cas on entre librement — ou si vous venez visiter — alors il faut passer par une machine qui vous admet. Ici, l’absurde confine au ridicule, à l’irrationnel. La mesure de cette réglementation-là n’est ni de l’homme, ni de Dieu, elle est juste folle et inconséquente. Inajustée à ce que nous sommes. Les chrétiens croient-ils assez que leur Loi les affranchit de cette tyrannie-là, qui prospère surtout là où l’Évangile n’est pas prêché ? Obéir à Dieu, c’est être libre. Obtempérer devant ceux qui voient les hommes comme une collection de données statistiques, à manipuler selon les principes matérialistes des lois de probabilité, c’est mourir. Notre société en est malade. À ceux qui en sont conscients de prendre leurs responsabilités.

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