Homélie du 22 février 2023 - Mercredi des Cendres

Le jeûne, combat spirituel

par

fr. François Le Hégaret

« Accorde-nous, Seigneur, de savoir commencer saintement par le jeûne l’entraînement au combat spirituel : que nos privations nous rendent plus forts pour lutter contre l’esprit du mal. »

L’oraison du début de la messe des Cendres nous invite à jeûner et régulièrement, surtout le vendredi, la liturgie nous rappellera l’importance de l’abstinence. Mais, à bien regarder les choses, ce n’est pas tout à fait comme cela que beaucoup de chrétiens le vivent. Le jeûne est souvent vécu d’une manière plus symbolique que réelle. Au début du XXe siècle, la pratique du jeûne était très encadrée : chaque évêque écrivait avant le Carême les règles qu’il fixait pour ses diocésains sur la consommation de la nourriture : les aliments interdits, la quantité maximale de pain, de légumes… qu’on pouvait manger. On est passé ensuite à une dénonciation de cette pratique légaliste, en rappelant quel est le jeûne qui plaît à Dieu et l’importance des œuvres de miséricorde (cf. Is 58, 4-9) : et on en est venu peu à peu à ne plus jeûner du tout (sans faire davantage d’œuvres de miséricorde d’ailleurs !). Pourtant, le jeûne est revenu en grâce comme une pratique pour garder ou retrouver la forme physique, sa santé, pour maigrir, et plus récemment, comme pratique bonne pour la planète, pour nous détacher du consumériste qui épuise les ressources naturelles et hypothèque l’avenir de l’humanité.

Mais retournons à l’Écriture. Le jeûne n’est pas une pratique chrétienne. Quand le Christ parle du jeûne, comme dans le texte que nous venons d’entendre, il parle d’une pratique courante auprès de ses auditeurs. Jésus nous invite à renouveler cette pratique, mais en aucun cas à l’annuler (Mt 6, 16). Dans le judaïsme, les questions de nourriture sont très importantes. Rappelons-nous que l’Écriture décrit le péché et la première désobéissance à la loi de Dieu d’abord comme une question de nourriture. Dieu avait donné à l’homme de tous les arbres bons à manger et séduisants à voir, et même l’arbre de vie, mais un seul était interdit : l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Or c’est justement celui-là que l’homme va vouloir. La situation se reposera ensuite, pour le jeune Israël, au désert. Dieu vient de sauver son peuple de l’esclavage, il vient de lui donner sa Loi, et alors qu’il se met en marche vers la terre promise, il regarde en arrière, il proteste en disant (Nb 11, 4-9) : « Qui nous donnera de la viande à manger ? Ah ! Quel souvenir le poisson que nous mangions pour rien en Égypte, les concombres, les melons, les laitues, les oignons et l’ail ! Maintenant nous dépérissons, privés de tout : nos yeux ne voient plus que de la manne. » Ils veulent toujours autre chose que le don de Dieu. Le péché, tant du premier homme que du peuple de Dieu, est donc décrit comme un désir insatiable qui consomme, avale, et qui ne s’arrête jamais. C’est comme cela qu’est décrit le désir de l’homme, de tout homme, et donc mon propre désir.

Alors, comment limiter ce désir ? Comment Dieu va conduire l’homme à orienter son désir vers le vrai bien, le seul bien qui peut rassasier le cœur de l’homme ? Dieu va procéder par étape. La première grande étape est celle de la Loi dans l’Ancien Testament. Dieu va limiter le désir en limitant ce qui est permis de manger. Pour un homme qui veut pratiquer la loi juive, c’est sûrement cela qui marque le plus sa vie, avant même le repos du Sabbat. Cela va signifier que, chaque fois que l’on mange, on doit se souvenir de la loi de Dieu, car la loi sur les aliments est omniprésente. L’avantage est que, dans son rapport avec la nourriture, l’homme qui pratique la Loi ne peut ni oublier Dieu ni qu’il est membre de son peuple. Donc, ici, le désir de l’homme est limité par une règle extérieure qui va régler tous les aliments, la manière de les préparer, la manière de les servir. Mais il y a un danger : c’est le formalisme. C’est cela que Jésus dénonce dans l’évangile d’aujourd’hui.
Le Christ, voulant nous conduire à l’essentiel, va faire voler en éclat la partie de la Loi sur les interdits alimentaires. Le passage le plus significatif se trouve dans les Actes des Apôtres, quand Dieu demande à Pierre de manger toutes sortes d’animaux, purs comme impurs (Ac 10, 10-16). Mais les règles sur la nourriture n’ont pas disparu pour autant. Dans leur matérialité, oui : ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le rend impur (Mt 15, 11). Le désir de l’homme, en ce qui concerne sa nourriture, n’est plus limité dans ce qu’il peut manger. Mais dans l’esprit même de la Loi, non, il reste bien une règle chrétienne sur la nourriture (on l’oublie souvent !) : c’est la règle de la charité. Je cite ici l’épître de saint Jacques : « Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l’un d’entre vous leur dise : “Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous” sans leur donner ce qui est nécessaire, à quoi cela sert-il [d’avoir la foi] ? » Ou chez saint Paul : « Si un aliment doit causer la chute de mon frère, je me passerai de viande à tout jamais, afin de ne pas causer la chute de mon frère » (1 Co 8, 7-13). Si ce que je mange doit scandaliser mon frère, ou si je mange sans partager avec mon frère qui a faim, je ne marche pas dans la Loi du Christ.

Voilà donc la règle commune pour le chrétien. Malheureusement, de temps en temps, cela ne suffit pas : le cœur se referme, il devient dur, et je n’arrive plus à garder la charité. Dieu va donc donner un autre remède, plus radical, pour combattre le péché, notre désir insatiable. Non plus régler la consommation, mais prendre du recul sur notre consommation. C’est le jeûne. Le jeûne est une discipline du désir afin de discerner ce qui est véritablement nécessaire pour vivre, au-delà du pain. Il est ainsi le moyen d’être libre par rapport aux différents désirs qui nous habitent, et le moyen de remettre son désir en Dieu. Il nous fait ainsi connaître ce à quoi nous sommes habités : celui qui essaie de jeûner sait qu’à partir d’un moment, il voit surgir en lui la colère, la mauvaise humeur, les besoins divers… Et, comme le dit le Christ : « Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière et le jeûne » (Mc 9, 29). Ces moments-là sont des occasions pour se poser des questions essentielles : Qui suis-je, en réalité ? Quels sont mes désirs les plus profonds ? Quand suis-je mécontent, insatisfait, et quand suis-je, par contre, en paix ? Oui, le jeûne aide à creuser en profondeur, à se connaître dans son intimité, dans le secret où Dieu nous voit et où on le trouve (Mt 6, 18).