Puisque nous sommes entre nous, permettez-moi de vous faire part de mon inquiétude pour Jésus. Est-ce qu’il ne nous ferait pas un petit «coup de blues»? Vous venez de l’entendre comme moi, n’est-ce pas? «Quand le Fils de l’Homme – c’est-à-dire lui-même – viendra, trouvera-t-il la foi sur la Terre?» C’est comme s’il disait: «Au train où vont les choses, quand je reviendrai prendre possession du Royaume préparé par mon Père, je me demande s’il y aura encore quelqu’un pour en faire partie». C’est sûr, ça fait bizarre de venir sauver tous les hommes, et de se retrouver tout seul. Ce n’est plus un Royaume, c’est une île déserte.
Mais non, Seigneur, il faut que tu te ressaisisses, hein? Tu n’as pas le droit de te décourager comme ça. Il est vrai que tu venais de guérir dix lépreux, et un seul était revenu en glorifiant Dieu. Un samaritain encore. Vous vous souvenez, c’était l’évangile de dimanche dernier. Voilà bien les hommes, tiens: cherche sauveur pour besoin urgent, mais pas plus, même si affinité. Et il est aussi vrai que des pharisiens avaient profité de l’occasion pour en rajouter une couche: «Alors, c’est pour quand ce Royaume?» avaient-ils minaudés. Sous-entendu: c’est bien beau tous ces miracles, mais ce n’est pas en récupérant un samaritain croyant pour neuf juifs ingrats que tu vas aller très loin. On n’établit pas un royaume au compte-goutte. Alors, avec un compte-demi-goutte… Forcément, à baigner dans une telle ambiance, entre ceux qui vous prennent pour un distributeur automatique de quai de gare, et ceux qui ne suivront que si vous êtes le plus fort, il y a de quoi avoir des doutes sur l’utilité de sa mission.
C’est ça Seigneur, hein? C’est pour cela que tu t’es demandé si tu trouverais la foi sur Terre quand tu reviendrais? On te comprend Seigneur. Nous-mêmes, ce sont des idées qui nous viennent à l’esprit. Car nous nous battons pour maintenir en nous et autour de nous un peu de vie de foi. Et ce n’est pas facile, le découragement gagne. Il y a plus de monde prêt à se mobiliser pour l’âge de la retraite que pour la vie éternelle. Nous comprenons donc bien ta question: Trouveras-tu la foi sur Terre à ton retour?
C’est ça, hein Seigneur? Eh bien non. Jésus, par qui tout fut créé au ciel et sur la Terre, Jésus, qui a défait le diable en combat singulier, n’a pas calé face à la médiocrité humaine. Il était justement là pour ça. Comme le précise saint Luc, en s’adressant ainsi aux disciples, il les exhortait à «prier sans cesse et à ne pas se lasser». A ne pas se lasser jusqu’à ce qu’il vienne. Afin que quand le Christ viendra, il trouve la foi vivante sur la Terre.
Voilà donc la consigne frères et sœurs: nous allons organiser une prière perpétuelle et sans discontinuer jusqu’à ce que le Christ revienne prendre possession de son Royaume. Je me rends compte que cette activité est un peu inattendue. Mais c’est Jésus qui le demande et il n’a pas mis le mot «facultatif» dans la marge. Pourquoi Jésus nous demande-t-il une prière ininterrompue et fervente? Pourquoi est-ce si important?
Pour le comprendre il est nécessaire de replacer l’évangile de ce jour dans l’enseignement que Jésus est en train de dispenser (Luc 17,11-18,8). 1/ En guérissant les 10 lépreux, il a montré comment on entre dans son Royaume: par la foi, car c’est la foi qui a sauvé le lépreux reconnaissant. 2/ Puis, aux pharisiens qui lui demandaient où et quand était son Royaume, le Seigneur a répondu: «Le Royaume est à l’intérieur de vous-mêmes» (sous-entendu: dans cette foi qui sauve, ce feu de l’Esprit qu’est la vie de la foi). 3/ Comme les disciples avaient besoin d’explication, le Christ a ajouté que si les frontières de ce Royaume passaient par le fond des cœurs, si elles étaient donc invisibles, ces frontières seraient pourtant révélées au grand jour lorsque le Christ reviendrait. Et le Seigneur donnait cette image frappante: 2 seront dans le même lit, l’un vivra avec le Christ et l’autre mourra; 2 seront au travail, l’un vivra avec le Christ et l’autre mourra. Telle est la vérité du Royaume de Dieu: celui qui vit par le Christ reçoit, quand le Christ vient le chercher, une vie qui ne finit pas. Et celui qui pense posséder sa vie la perdra.
Récapitulons: 1/ on entre dans le Royaume du Christ par la foi qui nous attache au Christ; 2/ appartenir au Royaume du Christ, vivre dans ce Royaume, c’est développer cette vie intérieure de la foi; 3/ de sorte que quand le Christ viendra nous chercher nous ne serons pas surpris, nous serons révélés à nous-mêmes: «Seigneur, je t’ai appartenu, ta vie était ma vie et elle le restera pour l’éternité». C’est à ce point de son enseignement que le Christ parle de la prière perpétuelle et fervente. Et il prend l’image de cette veuve, qui ressemble à l’Église attendant le retour du Christ, venant frapper à la porte de ce juge inique pour que justice lui soit rendue. Elle vient, revient, retourne encore. «N’a-t-elle rien d’autre à faire?» se dit le juge. N’en finira-t-elle point? Bien sûr que non, elle ne peut en finir à moins qu’elle reçoive ce qu’elle demande. Les prières de cette veuve sont des répétitions sans rabâchage, elles sont constantes parce que sa demande est vitale. Voilà bien ce qu’est la prière dans la vie chrétienne. Aussi vitale pour l’âme que l’air pour respirer. Car si nous appartenons au Royaume du Christ, si le Christ est notre vie, alors notre âme doit respirer dans le Christ. Sans arrêt.
Lorsque j’étais enfant, un des premiers sermons qui m’ait marqué fut celui où le prêtre dit à peu près ceci: Dieu ne vous a pas seulement créé, il ne se lasse pas de vous faire vivre. Il n’arrête pas. Et vous, pensez-vous seulement à lui dire merci une fois par jour? Bien sûr, c’était un sermon pour enfant: une fois par jour, c’est une dose pour enfant, le commencement de la vie de prière. Le dosage pour adulte, c’est une présence de la prière telle qu’à tout instant nous pouvons jeter un regard aimant sur le Christ et lui dire: «tu es ma vie et mon Sauveur». On n’appartient pas au Royaume du Christ sans vivre du Christ à tout instant, sans respirer le Christ. On ne respire pas le Christ sans la prière. Jusqu’à ce qu’il vienne nous chercher.