Homélie du 22 novembre 2020 - Solennité du Christ Roi de l'univers

Car il faut qu’il règne

par

fr. Henry Donneaud

La fête du Christ Roi est la dernière-née des solennités de l’année liturgique. Elle n’a pas un siècle. C’est peut-être pourquoi elle est aussi la plus malmenée, la plus manipulée. Malmenée, d’abord, par les liturges eux-mêmes : d’une célébration, militante contre le laïcisme et la sécularisation de la société moderne, telle que l’avait conçue Pie XI, elle a été réinterprétée, sinon dévitalisée dans un sens principalement eschatologique. Manipulée, également, par des fidèles à l’esprit court, les uns la brandissant comme étendard de leur rêve chimérique de rétablissement d’une chrétienté sacrale, les autres la dénaturant en arme du combat politique des pauvres contre les riches ou en slogan moralisant d’une solidarité toute horizontale.
Et il faut bien avouer que le zèle fervent avec lequel Pie XI la promulgua en 1925 semble, à vue humaine, avoir échoué. Devant le spectacle dramatique des millions de morts européens de la Première Guerre mondiale, devant l’émergence de révolutions sanglantes, devant l’apparition des premiers régimes totalitaires du XXe siècle, le Pape pensa devoir proclamer qu’il n’y a de remède efficace contre ces maux que dans la reconnaissance par toute l’humanité, en particulier par les sociétés et les régimes politiques, de la royauté du Christ. Or non seulement le laïcisme n’a pas reculé mais il s’est amplifié en sécularisme et en apostasie généralisée des pays de vieille chrétienté ; non seulement la violence et la terreur n’ont pas reculé mais elles ont décuplé, pendant que pullulent des lois de plus en plus iniques, qui vont à bouleverser les fondements mêmes de notre humanité. Bref, la fête du Christ Roi ne fait pas bonne figure. Elle semble pâlotte, surannée, sinon impuissante et dérisoire.
Et pourtant, malgré les limites de son point de vue historique et prudentiel, Pie XI avait raison. Et l’Église ne se trompe jamais dans la loi de sa prière. Derrière des circonstances un peu datées, de quoi s’agit-il en profondeur avec la solennité du Christ Roi ?

Il est certes légitime de purifier cette solennité de ses dévoiements mondains, qu’ils soient réactionnaires ou révolutionnaires. Il est louable de raviver dans le Peuple de Dieu l’attente ardente du jour où le Royaume de Dieu sera pleinement manifesté. Mais il importe surtout, — et c’est la raison d’être de cette solennité, — de proclamer et célébrer cette vérité : la royauté du Christ, c’est ici et maintenant, c’est dans ce monde présent et dans son histoire, c’est pour les hommes d’aujourd’hui, pour tous les hommes, de tout pays, de toute culture, pour leur joie et pour leur paix dès maintenant, comme surtout pour leur salut éternel !
Écoutons ce que nous a dit l’apôtre Paul dans la première lecture. Il veut prouver à des Corinthiens encore mal christianisés que nous sommes bien appelés à tous ressusciter : « Tous revivront dans le Christ. Mais chacun à son rang : en tête le Christ, comme prémices, ensuite ceux qui seront au Christ lors de son avènement » (1 Co 15, 22-23). D’abord le Christ, qui est déjà ressuscité, prémices et cause de la résurrection des hommes ; ensuite tous ceux qui auront accueilli la bonne nouvelle de Jésus, qui se seront soumis à lui. Et c’est précisément dans cet entre-deux que Paul situe le règne du Christ, entre sa propre résurrection, dans la nuit de Pâques, et son retour en gloire à la fin des temps : « Puis ce sera la fin, quand il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute principauté, domination et puissance. Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds » (1 Co 15, 24-25). Ce n’est pas à la fin des temps que Jésus exercera sa royauté ; au contraire, il s’en dessaisira alors pour la remettre à son Père. C’est maintenant qu’il doit régner pour nous attirer à lui et nous permettre de ressusciter au dernier jour ; c’est maintenant qu’il règne, et qu’il règne précisément pour détruire toutes les puissances adverses, pour arracher de leurs mains tous les hommes qui entendront son appel et accueilleront son aide.
Comprenons bien le mystère profond de la royauté du Christ, le mystère du Christ qui est roi spécifiquement en son humanité, et pour l’humanité. Certes, Dieu est roi depuis toujours, depuis la création du monde. Il le sera pour l’éternité. Et le Fils éternel participe depuis toujours et pour toujours à cette royauté divine sur toute la création. Mais dans son dessein bienveillant, Dieu a voulu que l’homme soit sauvé, racheté de son péché, arraché des griffes du royaume des Ténèbres, par l’exercice d’une royauté spécifiquement humaine, exercée au cœur même de l’humanité, par un homme capable de mener le combat royal au lieu même du drame et du péché, par un roi dont l’autorité provient de sa capacité personnelle à vaincre le mal de l’intérieur même du cœur de l’homme. C’est exactement ce qu’a fait Jésus, le Verbe incarné, durant sa mission parmi nous, et plus intensément sur la croix, où il a appris à obéir jusqu’à la mort, à aimer les siens, ses frères les hommes, jusqu’au bout. C’est du haut de la croix que Jésus a conquis, de haute lutte d’amour, le pouvoir d’écraser les puissances du mal, le pouvoir de sauver tous les hommes. C’est là-haut qu’il a reçu en même temps que conquis son autorité royale sur tous les hommes, autorité qui n’est autre que le pouvoir effectif de les libérer du péché, de les faire renaître d’en haut, d’en faire des enfants de Dieu, de leur ouvrir la pleine communion filiale avec le Père.
Sur la croix, Jésus a revêtu cette autorité en plénitude d’intensité, une fois pour toutes. Mais il lui reste encore à la déployer en extension, en tout temps et en tout lieu. C’est précisément en cela que s’exerce maintenant sa royauté, comme autorité, comme capacité à étendre son royaume dans tous les cœurs, à conquérir pas à pas, personne après personne, l’ensemble de l’humanité pour la soumettre à la miséricorde du Père.
Le retour du Christ en gloire marquera alors la fin de cette royauté que son humanité sainte et glorifiée exerce sur tous les hommes viateurs par la puissance de sa croix. Plus exactement, loin de l’abolir, le Christ, se soumettant à son Père, la remettra entre ses mains, pour qu’elle soit désormais exercée par la Trinité indivise : « Quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Co 15, 28).

Certes, cette royauté du Christ ne vient pas détruire les royaumes de ce monde ni se substituer à eux. « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 19, 36). Mais si la royauté de Jésus ne vient aucunement concurrencer les pouvoirs de ce monde, ce n’est pas qu’elle doive rester cantonnée dans les marges de la société, d’une façon tout intimiste. Puisqu’elle doit peu à peu se soumettre toutes choses, elle doit pénétrer toutes les réalités de ce monde, non seulement le cœur des hommes, mais, par rayonnement, la culture, la politique, l’économie. Tout est appelé à se soumettre au Christ pour grandir dans le bien et dans le vrai. S’il n’y a pas concurrence entre la royauté du Christ et les pouvoirs de ce monde, ce n’est pas qu’il y ait partage des domaines, car tout doit devenir du Christ. C’est que le Christ et les pouvoirs de ce monde n’exercent pas une autorité de même nature.
L’autorité des puissants de ce monde s’exerce sur des sujets par mode d’influence extérieure, par des lois, des règlements et, s’il le faut, par la contrainte. Elle vise seulement à protéger, civiliser et canaliser les comportements sociaux et extérieurs. L’autorité du Christ, elle, en sa toute-puissance vraiment royale, s’exerce au plus profond des personnes, dans les cœurs, non seulement sans aucune contrainte, mais par la seule force d’un amour infini qui les convertit et les guide vers le Père. Cette autorité royale, Jésus l’a conquise et exercée en son maximum sur la croix, en se faisant obéissant jusqu’à la mort, en s’humiliant à l’extrême, en aimant jusqu’au bout. C’est ainsi qu’il a remporté la victoire, en prenant la condition d’esclave et en se faisant le serviteur de tous. Et c’est ainsi qu’il continue maintenant de régner, à travers nous, ses frères.
En effet, il exerce cette autorité en faisant de nous non pas des sujets, mais des frères. Son autorité n’a d’autre but que de nous enfanter à la vie nouvelle, de faire de nous des fils dans le Fils, de nous agréger à lui comme des frères pour que par lui, avec lui et en lui nous entrions en communion filiale avec le Père.
Et cette autorité, il ne l’exerce aucunement par des moyens de puissance humaine, étatique, militaire, médiatique, mais seulement par ses frères que nous sommes devenus peu à peu, à travers toutes les nations, par nous, ses frères qui, en reproduisant l’image du Fils parfait, contribuons à transmettre, par capillarité, la puissance royale de la vie nouvelle.
Devenus par le baptême instruments privilégiés de son autorité royale, comme participant de son sacerdoce royal, nous, ses frères, nous n’avons aucun autre ennemi à combattre que celui qu’a combattu Jésus, le prince de ce monde. Les hommes qui ne se soumettent pas encore à son autorité et qui même lui résistent, voire la combattent, ne sont pas pour nous des ennemis, mais des frères en humanité appelés à devenir des frères en lui. À l’imitation du Christ, ce n’est pas autrement que par la puissance d’amour issue de sa croix et déployée en nos propres croix, en toutes les épreuves subies et acceptées en son Nom, que nous pouvons coopérer à l’extension de son règne.
Attention à l’esprit de croisade qui nous ferait voir des ennemis là où il n’y a que des pécheurs égarés pour lesquels aussi le Christ est mort. Attention à la tentation ruineuse de recourir à une autorité tout humaine et à des moyens mondains pour travailler à la croissance du Royaume du Christ.
Car la seule arme divine et toute-puissante par laquelle le Christ établit son Royaume, c’est la sainteté. Une sainteté qui ne pourra jamais être imposée de l’extérieur ni imposée par force à la société ni contrainte par des instruments de puissances mondains. Une sainteté qui ne progressera qu’à travers le combat qu’elle mène dans le cœur de tout homme, à commencer par le cœur de ceux qui sont déjà devenus enfants de Dieu et frères de Jésus et qui doivent sans cesse lutter pour rester eux-mêmes fidèles au don qu’ils ont reçu.
Certes, l’obscurité des temps actuels, une fois encore dans l’histoire de l’Église, semble nous rapprocher davantage des ténèbres du Golgotha que de la gloire du monde à venir. L’auteur de l’épître aux Hébreux le disait déjà : « Actuellement, il est vrai, nous ne voyons pas encore que tout lui soit soumis. » C’était, et cela reste encore aujourd’hui un euphémisme. Grande est alors la tentation, à l’époque comme maintenant, soit de nous décourager, soit de nous exciter dans une résistance mondaine, à la manière des zélotes. C’est pourquoi l’auteur sacré redresse notre regard menacé d’égarement : « Mais celui qui a été abaissé un moment au-dessous des anges, Jésus, nous le regardons couronné de gloire et d’honneur, parce qu’il a souffert la mort : il fallait que, par la grâce de Dieu, au bénéfice de tout homme, il goûtât la mort » (He 2, 8-9).
Voilà le sens de cette fête du Christ Roi, qui est d’ailleurs le sens même de toute célébration eucharistique tout au long de l’année, le sens même du mystère pascal : regarder le Roi véritable, afin qu’il nous associe lui-même à son combat de l’amour vainqueur. Notre seule arme efficace, dans la foi, c’est de contempler, célébrer et imiter celui qui règne sur tout l’univers, dès maintenant, parce que, une fois pour toutes, il a souffert la mort pour tous les hommes. Il règne par le bois. Et nous, ses frères, renés de l’eau et de l’esprit, « nous ne sommes pas des hommes de dérobade, pour la perdition de nos âmes » (He 10, 39), mais nous régnons nous aussi par le bois, en luttant avec lui, par lui et en lui.
Et comment luttons-nous ? En nous laissant chaque jour davantage revêtir de sa force d’amour pour repousser les assauts de l’adversaire et pouvoir ainsi témoigner, authentiquement, — et pas à la manière du monde, — de la toute-puissance de miséricorde de notre Roi. Nous n’avons pas d’arme plus puissante que de nous laisser attirer indéfectiblement par son amour, attirer vers sa croix glorieuse, attirer vers son autel céleste, attirer vers le pain de vie en lequel se noue dès maintenant la communion éternelle de tous les hommes en son Royaume.
Amen