Homélie du 29 septembre 2013 - 26e DO

« Comment ça va ? Pas trop de soucis ? »

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A cette question fréquente, je réponds invariablement que, oui, ça va, et que non, les soucis ne sont pas écrasants. Avec la mauvaise conscience d’un pieux mensonge car toute responsabilité comporte inévitablement quelques soucis. Et pourtant, à y regarder de près, à la lumière de cet Évangile, la réponse n’est pas si fausse. A la vérité je n’ai pas assez de soucis. Ce midi, la cloche sonnera et j’irai au réfectoire, sûr d’y trouver un repas suffisant (grâce à quelque frère moins insouciant qui aura veillé à ce que la côte de bœuf atterrisse dans mon assiette: merci à lui). Et cela , alors que 25000 personnes meurent chaque jour de malnutrition chaque jour. Il n’y aura pas forcément de Saint Emilion sur la table, mais j’aurai déjà le luxe d’une eau potable, alors qu’un enfant meurt toutes les 5 secondes dans le monde car privé de cette possibilité. Et l’on pourrait allonger la liste des statistiques, accessibles par simple clic à partir du navigateur internet. Avec la grande fresque du jugement dernier, à la fin de l’Évangile selon saint Matthieu, où Jésus nous dit que ce nous avons fait ou pas fait à l’un des plus petits de ses frères, c’est à lui que nous l’avons fait ou pas fait, l’Évangile de Lazare et du mauvais riche est l’un des plus dérangeants et culpabilisants qu’il puisse paraître. Je n’ai pas «trop» de soucis, car mon cœur ne brûle pas au point de m’écrier comme saint Dominique «mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pécheurs». Je n’ai pas «trop» de soucis, car mon cœur ne saigne pas comme celui de Jésus de l’ingratitude des hommes envers l’amour qui vient leur proposer le salut. Et pourtant il faut aussi rester garder: nul n’ira se confesser d’avoir accru le réchauffement climatique, provoqué la déforestation de l’Amazonie ou contribué à l’épuisement des énergies fossiles en venant en voiture à la messe chez les dominicains… Que veut donc nous dire Jésus dans cette parabole?

C’est déjà l’insouciance égoïste des riches que fustige le prophète Amos. Le contraire de cette insouciance, à quoi Jésus nous exhorte, n’est pas le souci comme tracas mais le souci comme sollicitude, comme attention à l’autre, comme responsabilité à son égard, non seulement par charité mais aussi et déjà par justice. Tout simplement parce que l’autre est mon frère. C’est pourquoi passer son chemin comme le lévite d’une autre parabole, ignorer ou méconnaître l’homme blessé est une omission coupable. Jésus est le bon samaritain de tous et celui qui vit en lui ne peut pas borner son cœur. Jésus est pauvre, doux et humble. Non pas d’une humilité qui plastronne, d’une douceur qui se fait applaudir, d’une pauvreté qui convoque les caméras. Il est d’une vulnérabilité de Crucifié par amour. Il est Lazare gémissant à la porte fermée de cœurs indifférents et insensibles.

La vigilance de cœur à laquelle nous presse l’Évangile comporte encore un autre souci utile. Celui du moment, de l’occasion, du kairos. Il ne faut pas manquer le coche. Il ne faut pas compter sur le «quart d’heure toulousain» pour le jugement dernier. Le mauvais riche se réveille outre-tombe en se préoccupant de préserver ses proches des tortures de l’Hadès qu’il éprouve, mais un peu tard et le «un peu» est définitif. On lit ici ou là l’hypothèse d’une ultime chance après la mort. Je trouve cela très sympathique et conforme à mon intérêt, mais j’ai beau lire et relire l’Évangile, comme celui d’aujourd’hui, et je n’y trouve pas de confirmation mais plutôt inlassablement l’inverse: l’urgence d’être prêt, de veiller et de prier car nous ne savons ni le jour ni l’heure. Cela rend plus soucieux du temps, mais ce n’est pas moi qui règle les horloges du ciel… Dans un autre Évangile Jésus blâme l’insouciance de celui qui consume sa vie à accumuler sa fortune alors que dans la nuit suivante il quittera ce monde et ses richesses éphémères.

La parabole d’aujourd’hui ne se propose pas de torturer notre conscience à propos du monde entier, du mal qui s’y fait et du bien qui ne s’y fait pas, même si nous ne devons pas méconnaître les liens de solidarité dans lesquels toute vie sociale nous entraîne. Elle nous invite à ouvrir les yeux du cœur, à être vigilants, à être présents, au frère qui souffre, à chaque instant où ma vie se meurt, à Dieu toujours présent à moi, qui m’appelle après chaque chute, comme Adam, nu et honteux, dissimulé dans les fourrés: «où es-tu?» «Je viens souper ce soir chez toi» comme chez Zachée converti. Avec mes amis, publicains et prostituées, et mes apôtres qui ne se lavent pas les mains avant de manger. Ce n’est pas une garden-party pour VIP, mais une humanité en haillons et sans bristol d’invitation. C’est à guichet fermé mais après avoir complété avec quelques borgnes, boiteux et estropiés. Une seule condition, être à l’heure et en tenue de noces, l’habit blanc des enfants de Dieu, blanchis dans le sang de l’Agneau.