Homélie du 28 janvier 2004 - Saint Thomas d'Aquin

La sainteté est d’abord ordinaire

par

fr. Benoît-Dominique de La Soujeole

Parmi tous les saints canonisés que nous fêtons, nous faisons une distinction entre les «grands saints» et, non pas les «petits saints», mais les «saints» tout court. Cette distinction peut s’appuyer sur l’usage liturgique qui, tout au long de l’année, semble bien privilégier tel ou tel saint sur d’autres, et la célébration de ce soir impose d’avantage la figure de s. Thomas sur celle du saint de la veille et celle du lendemain. Mais, à bien y réfléchir, cette distinction peut reposer dans notre esprit plus sur des critères mondains que sur des critères proprement religieux. En effet, si un roi est canonisé, il semble aller de soi qu’il est un «grand saint», alors que s’il s’agit d’un simple berger, on s’en tient généralement à un saint tout court. Et s’agissant ce soir de s. Thomas d’Aquin, il serait facile de l’exalter de façon très séculière en rappelant son intelligence exceptionnelle, son œuvre doctrinale géniale etc.

La fête de ce soir nous conduit ainsi à revoir plus profondément ce qu’est la sainteté, la sainteté au concret, à partir du témoignage de frère Thomas. Il ne s’agit pas de diminuer tant soit peu son caractère exceptionnel, mais de voir mieux où se trouve cette sainteté. Car dans les «grands saints» nous trouvons à la fois une sainteté extraordinaire – celle qui saute aux yeux – mais aussi une sainteté ordinaire qui est celle qui porte, qui soutient, qui alimente la sainteté exceptionnelle. Sans sainteté ordinaire, pas de sainteté extraordinaire.

 

[| Une sainteté exceptionnelle |]

Pourquoi certains saints sont gratifiés d’un rayonnement exceptionnel? Pour répondre à cette question, prenons un exemple:

Imaginons qu’il y a cinquante ans, un romancier ait écrit l’histoire d’une petite religieuse qui se dépensait au service des plus pauvres et qui serait devenue célèbre et respectée même des hindous et des musulmans. Son œuvre, si dénuée des moyens de la puissance humaine, aurait été couronnée par un prix Nobel de la Paix. Dans la foulée, la petite «bonne sœur» serait devenue la coqueluche des médias, élue plusieurs fois «femme de l’année», aurait été invitée à recevoir un doctorat «honoris causa» à l’Université d’Harvard en présence du Président des États Unis. Le romancier, décidément en verve, aurait ajouté que cela se passait sous le pontificat du premier Pape non italien depuis 450 ans, homme immense à qui on devrait, pour une large part, l’ébranlement puis la ruine du plus puissant empire totalitaire. Ce pape aurait été la victime d’un attentat dont il aurait réchappé par pur miracle et aurait publiquement pardonné à son agresseur. Cet évêque de Rome aurait voyagé pour l’Évangile d’une manière sans précédent, y compris jusqu’au mur des lamentations, à la mosquée de Damas et à Constantinople!

Si un tel roman avait été écrit ne serait-ce qu’il y a 50 ans, l’Éditeur aurait certainement dit à l’Auteur: «Cher Monsieur, votre histoire est très intéressante. Mais vous devriez savoir que, même dans un roman, il faut rester plausible, et ce que vous avez écrit est si irréaliste que c’en est presque ridicule…Mettez donc un peu de réalisme dans votre roman! Si vous ne le faites pas, ça ne se vendra pas… »

Ainsi, les saints nous montrent que ce que les hommes regardent comme impossible est possible pour Dieu dans les hommes et les femmes qui laissent leur pauvreté recevoir la richesse de la grâce. Les saints canonisés se reconnaissent à cela: ils ont fait ce qui est incroyable sinon ridicule et fou aux yeux des hommes, mais qui montre la vraie sagesse et la puissance de Dieu.

Mais on objectera: cette sainteté-là, certes, est admirable, mais elle est exceptionnelle. Toutes les religieuses n’ont pas cette destinée, ni tous les théologiens le rayonnement de s. Thomas. Il semblerait même que l’aspect quelque peu «sensationnel» de ces exemples pourrait dissuader de la sainteté. La sainteté serait-elle une aristocratie si fermée que nous, qui sommes assurément plus modestes, serions condamnés à la regarder et à la rêver comme des badauds qui voient passer un roi dans son carrosse? Autrement dit, la puissance de la grâce réalisant dans une vie de grands prodiges, ferait de certains hommes et femmes des «exceptions» ne faisant ressortir que davantage l’infériorité de notre condition. En un mot, la sainteté serait admirable mais non imitable.

 

[|Une sainteté ordinaire|]

Tout l’Évangile témoigne, et le concile Vatican II l’a rappelé avec force, que tout homme est appelé, dans le baptême, à épouser l’unique sainteté du Christ. Rien de moins aristocratique que la grâce du Christ – elle est généreusement offerte à tout le monde – et il n’est aucune condition humaine qui, de soi, lui soit contraire, qu’elle serait incapable de féconder, de convertir au besoin, et de conduire à la perfection.

Aujourd’hui, nous fêtons s. Thomas d’Aquin. Nous pourrions nous extasier devant sa prodigieuse intelligence. Nous pourrions passer en revue tel ou tel aspect de son œuvre qui passe les siècles avec une profonde fécondité. Et, assurément, nous ne manquerions pas de faire ressortir ce qu’a d’unique un tel génie. Et cela serait vrai. Mais nous en serions les spectateurs passifs. Cela nous resterait extérieur. Mais alors, s. Thomas pourrait-il être un modèle proposé à tous les chrétiens, et particulièrement à tous les théologiens?

Si l’on souligne surtout l’extraordinaire puissance intellectuelle de frère Thomas, il sera vite vu qu’il n’est pas imitable par cet aspect de sa personne. L’intelligence, à ce degré, est un don extrêmement rare. Il faut donc chercher ailleurs. Il faut trouver un véritable point commun et identique en s. Thomas et chacun de nous. Il y a, en effet, un aspect selon lequel l’intelligence est rigoureusement la même en chaque individu, quelle que soit sa mesure. Il y a un aspect sous lequel n’importe lequel d’entre nous peut se comparer sans craindre le ridicule à s. Thomas.

Pour saisir cela, prenons un exemple simple:

Une voiture, que ce soit une voiture de course ou une paisible berline familiale, est un moyen de locomotion qui est formé des mêmes organes (un moteur, des roues, un volant, des pédales…), et les règles fondamentales de la conduite automobile sont les mêmes quel que soit le type de véhicule. Certes, il y aura plus de puissance, plus de vitesse, plus de doigté à avoir dans un cas que dans l’autre, mais les lois physiques principales qui jouent en matière de conduite automobile sont les mêmes. Si l’on freine sur la glace avec une Ferrari ou avec une 2 cv Citroën, il se passera la même chose…

Un peu de la même façon, l’intelligence humaine est la même quelles que soient ses capacités qui peuvent être inégales selon les individus. Elle obéit à des règles vraiment communes à tous les hommes, et c’est par là que s. Thomas nous rejoint: sa conduite, non pas automobile mais intellectuelle, vraiment exemplaire, marque tout à fait première et décisive de sa sainteté, nous montre quelle doit être la nôtre.

Rappelons donc quelques notes majeures de cette conduite de l’intelligence qui est une morale de l’intelligence. S. Thomas l’a honorée autant que nous avons à le faire aujourd’hui.

La toute première disposition que demande une morale de l’intelligence, c’est évidemment l’amour de la vérité. L’intelligence est faite en chacun de nous pour saisir le vrai. Et la vérité n’est pas seulement affaire du connaître, avec toutes les ressources de l’énergie intellectuelle, elle dépend dans sa saisie même d’un amour, d’un désir profond de ce bien qui nous fait sortir du mal qu’est l’ignorance ou l’erreur. Être dans la vérité, progresser toujours vers plus de vérité, cultiver ce souci de vérité dans sa pensée comme dans ses actions, se laisser mesurer par elle, dut-on avoir à réviser nettement ses opinions, tout cela requiert d’abord l’amour de la vérité. Or cet amour – que chacun porte comme spontanément – peut, faute de culture vertueuse, faute d’application à l’étude, faute de courage aussi parfois, être en nous terriblement superficiel. Cette superficialité peut être en nous comme une espèce de refuge pour éviter les débats, pour soigner un personnage apparemment «consensuel». On pense et dit telle chose pour être «bien vu», pour paraître «ouvert», pour être à la mode et dans le sens du vent… mais à chaque fois, c’est l’amour de la vérité qui est blessé. Il ne doit y avoir qu’un seul motif à notre pensée: ce que j’estime être la vérité. Plus encore, et cela touche les plus avancés, on peut en arriver à préférer ses propres conceptions, son «système», à la saisie de la vérité. Par une sorte de griserie dans l’exercice même de l’intelligence, on perd la pureté du cœur et de l’esprit, le sens du réel.

Dans la vie et les œuvres de s. Thomas, ce souci et cet amour de la vérité sont vraiment exemplaires. Il n’y a pas chez lui le moindre esprit de système, la moindre complaisance pour les modes intellectuelles, mais un vrai courage nécessaire au penser et au dire vrai.

Il faut ajouter: la puissance intellectuelle, si forte soit-elle, ne suffit jamais. S. Thomas nous montre que l’homme, fut-il des plus intelligents, ne parvient jamais à la saisie de la vérité et à la vie conforme tout seul. L’homme découvre la vérité par une quête personnelle – nul ne peut se substituer à lui pour cela – mais personnelle ne veut pas dire individuelle; l’aide des autres est essentielle à la réussite de cet effort. Aucun homme ne peut se dispenser de recevoir des autres. A l’indépendance d’esprit nécessaire à une pensée personnelle qui affirme ce qu’elle pense vrai, même si cela doit déplaire, il faut ajouter la non moins nécessaire docilité d’esprit vis-à-vis de ceux à qui on peut faire confiance pour des raisons objectives et qui doivent nous apprendre. Si grand fut-il dans son enseignement, s. Thomas n’a cessé de recevoir toute sa vie, des païens philosophes comme des autres docteurs, un véritable aliment intellectuel. L’étude aujourd’hui bien développée des évolutions comme des changements de s. Thomas tout au long de sa vie est, non seulement passionnante intellectuellement, elle est significative du fait qu’une pensée pour être vraiment elle-même, vraiment personnelle, et vraiment tout orientée vers la vérité, n’est jamais close sur elle-même.

Recevoir des autres. Cela ne veut pas dire recevoir seulement de ceux qui pensent comme nous, mais aussi apprendre par l’affinement de son jugement à discerner ce qui, dans une pensée qui se présente comme différente, voire même contraire, ce qui peut être une vérité mal habillée, mal énoncée, mélangée d’erreur. Le refus de l’erreur sans lequel il n’y a pas réellement désir de la vérité, ne va pas sans la justice intellectuelle qui doit honorer dans le contradicteur, non seulement sa loyauté dans la recherche, mais aussi, souvent, ce qui se cache en lui de vérité. S. Thomas, dans un beau texte du Commentaire de la métaphysique d’Aristote, exprime sa reconnaissance à ceux qui ont trouvé la vérité comme à ceux qui l’ont manquée mais qui ont montré ainsi ce qu’il fallait éviter: «les uns et les autres nous ont aidé.» (In Met. n. 2566).

Il faut savoir également réviser des positions qu’on croyait bien établies. Une certaine attitude de pauvreté est nécessaire à la vie de l’intelligence. L’attachement à la richesse n’est jamais bon, et cela est également vrai pour la richesse intellectuelle. On ne possède pas la vérité comme on possède une chose matérielle. Nous y accédons comme nous pouvons, souvent à tâtons, et il faut savoir conserver cette attitude du pauvre et du mendiant qui a toujours quelque chose à désirer. S’arrêter en chemin, «congeler» la vérité que l’on a déjà saisie, l’enfouir, c’est couper net ce dynamisme propre de l’intelligence et c’est, à un terme qui peut être proche, faire dégénérer la vérité en sa vérité, son système qui devient un instrument de domination et non de témoignage.

Enfin, la vérité requiert une exigence de solidarité. Nous ne vivons pas seuls, nous faisons partie de diverses communautés. Nous recevons beaucoup des échanges interpersonnels – même les intelligences les plus puissantes se nourrissent de ce que les autres, même moins intelligents, leur fournissent – alors qu’une vie solitaire porte au repli sur soi qui, pour l’intelligence, est une misère. Le dialogue est une disposition nécessaire à l’épanouissement de notre intelligence; l’intelligence solitaire n’est jamais féconde.

Cette exigence de solidarité culmine dans le partage de la vérité. Solidarité signifie ici tout ce qui est communication au nom de la véritable amitié pour autrui. Le désir de vérité porte en lui l’exigence de mise en commun. On ne possède pas seul la vérité, on n’en vit pas seul, mais on y accède avec les autres pour en vivre avec les autres. Nous touchons là ce qui marque tant s. Thomas comme fils de s. Dominique, frère de l’Ordre des Prêcheurs: la vérité est faite pour tout le monde. Quand on l’a, on n’est pas heureux que les autres ne l’aient pas. Si on a le cœur ouvert, on voit là une misère à laquelle on est appelé à remédier. Et ces échanges dans la vérité, loin d’ouvrir sur l’intolérance est un grand facteur d’unité entre nous; ces communications disposent ainsi à l’union des cœurs. Finalement, c’est cela la finalité ultime: notre unité dans la vérité est la porte d’entrée à notre unité dans l’amour.

Cette morale de l’intelligence pour qu’elle n’échoue pas dans sa quête de vérité n’est pas, de soi, une grande nouveauté. Certes, il est bon de la rappeler à chaque époque. Cependant, de nos jours, le témoignage que s. Thomas rend à cette éthique commune revêt une importance particulière. Nous vivons à un moment de l’histoire marqué par le scepticisme. Ce n’est pas cette morale qui est remise en cause – elle est plutôt ignorée – c’est son point de départ, son présupposé essentiel: la vérité existe, il est possible de la saisir, elle peut être communiquée. On préfère trop souvent aujourd’hui se satisfaire de «principes provisoires». Venant après un siècle marqué par des systèmes totalitaires qui ont broyé des millions et des millions de personnes au nom de «leur» vérité si fausse, l’homme d’aujourd’hui a peur de la prétention humaine à la vérité. Et c’est vrai qu’il y a là un danger redoutable!

Devant une telle situation qui semble balayer tout ce que nous venons de rappeler, et veut démentir totalement la valeur et l’intérêt du témoignage de fr. Thomas, que répondre?

La question «qu’est-ce que la vérité? » n’a de réponse décisive que celle que lui donne Jésus dans l’Évangile selon s. Jean. Jésus ne la donne pas au sceptique Pilate, mais à ses disciples: «Je suis la vérité». C’est dire, que pour accepter que la vérité existe, et par là aussi donc l’erreur, que la vérité est perceptible par l’intelligence humaine, qu’elle est unifiante et pacifiante, pour accepter aussi de consentir l’effort moral qu’elle demande pour être saisie, il est décisif d’avoir rencontré celui qui, en sa Personne, est la vérité, la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Les grandes questions de tous les temps requièrent d’abord, pour être éclairées de façon décisive, la lumière du Christ. Le point de départ de toute quête intellectuelle déterminante est la foi. C’est elle qui nous fait dire «amen», c’est-à-dire «c’est vrai» devant la personne du Christ.

 

[|Quelle sainteté pour nous?|]

On l’aura donc compris: ce n’est pas l’intensité exceptionnelle de l’intelligence qui est le centre de la sainteté de s. Thomas. Après tout, il y a beaucoup d’hommes dans l’histoire qui se sont signalés par leur puissance intellectuelle exceptionnelle et qui restent fort loin de la canonisation… Ce qui fonde la sainteté de s. Thomas comme la nôtre, est le fait d’avoir accepté de mettre cette intelligence dans cette dépendance totale de la foi humble, priante et ecclésiale – c’est le fait de s’être volontairement et toute sa vie soumis au Christ vivant et agissant dans son Corps qu’est la communauté chrétienne seule vraie garante de la réussite de l’effort pour comprendre la Parole de Dieu, – c’est le fait d’avoir, avec courage, inlassablement – à temps et à contretemps – confessé par sa vie la bonne nouvelle que la Vérité existe, peut être reçue et doit être prêchée.

Cette attitude de cœur et d’âme qui détermine la vie de l’intelligence est accessible à tous. Elle donnera les fruits que Dieu lui réserve, selon une mesure que Lui seul détermine selon des critères qui nous échapperont toujours. Mais ce n’est pas la grande mesure qui fait le saint, elle ne fait que le «grand saint», c’est la réceptivité humble et confiante de la grâce commune du baptême commun. Puisse le témoignage et l’intercession de frère Thomas susciter, conforter, guider, éclairer aujourd’hui une nouvelle génération de témoins du Christ, pour la gloire de Dieu et le salut du monde.