Homélie du 7 avril 2020 - Mardi saint

La trahison de Judas

par

fr. François Daguet

Pourquoi le personnage de Judas nous fascine-t-il tant ? Tant de méditations, tant de livres écrits, on a fait de son nom un substantif pour exprimer la trahison… Judas fascine parce que c’est Jésus qu’il a trahi. Et l’on se demande comment l’un des Douze, qui a vécu pendant trois ans au contact de Jésus, qui a entendu tous ses enseignements, été témoin de tous ses miracles… qui a vécu de sa bonté et de sa vérité, celles qui attiraient des foules entières… comment a-t-il pu trahir Jésus ? Et pour trois fois rien, mais même si cela avait été pour une fortune, cela ne changerait rien à la chose.

Parfois, on a pu dire, en s’appuyant sur une parole de Jésus : « Il faut que l’Écriture s’accomplisse » (Jn 13, 18) ou sur un verset des Actes des Apôtres (1, 16), mais mal interprétés, que Judas était prédestiné à cette trahison parce « qu’il fallait » que Jésus fût trahi. Mais cela est inadmissible. Dieu ne crée aucune créature en la prédestinant au mal. La seule prédestination est au bien de la vie éternelle. Et Dieu vient en aide à tout homme, jusqu’au bout, pour cela. Il ne prive aucun humain des secours nécessaires pour qu’il atteigne sa fin. Tout ceci est radicalement contraire au dessein de Dieu. Et ce serait une vilaine façon de rendre compte de la malice des hommes : si certains sont prédestinés à ne pas atteindre leur fin, voilà qui met en place le mal dans l’ordre du monde. Mais ces conceptions sont mauvaises et inadmissibles au regard de Dieu.

Non, Judas est resté libre jusqu’au dernier instant, celui de la bouchée. Et c’est cela qui nous fascine. Cette bouchée, figure de l’eucharistie, c’est l’expression la plus intime, la plus sensible, de l’amour de Jésus, du salut qu’il nous offre. Jésus est allé jusqu’au bout dans l’offre de salut faite à Judas. Et c’est là, au plus près du salut offert, qu’il dit non, qu’il le refuse. C’est cela, me semble-t-il, qui suscite chez nous tant de fascination : ce côtoiement du bien et du mal, cette rencontre du salut offert et de son refus. Dans cette rencontre, se situe notre liberté. La capacité de dire non à Dieu alors-même qu’il nous sollicite jusqu’au bout. Si Judas nous fascine, c’est parce qu’il montre, en grand, la fragilité de notre liberté, qui peut se dérober à l’offre de Dieu, bien en face, la faille de notre volonté dont nous savons très bien qu’elle peut dire non à Dieu.

Il ne s’agit pas ici de nous faire peur, mais il n’est pas mauvais de se connaître. La tentation à laquelle Judas a cédé, tous les hommes, d’une façon ou d’une autre, la rencontrent. Il y a toujours des moments, peut-être un moment, dans la vie de chacun, où Jésus s’adresse à nous en demandant : Veux-tu bien ? Choisis-tu la lumière ? Me refuseras-tu ? N’allez pas croire que les saints ne l’ont pas connue, cette tentation. Au contraire, plus la liberté est sollicitée par le bien, plus elle expérimente sa fragilité. Thérèse de l’Enfant Jésus disait à Dieu : « Ôte-moi la liberté de t’offenser », tout en sachant très bien que Dieu ne lui retirerait pas la liberté. Et Philippe Néri lui disait : « Seigneur, méfie-toi de moi aujourd’hui, j’ai peur de te trahir. »

Alors, l’enjeu, ce n’est pas d’être paralysé par le scrupule, c’est de demander à Dieu lui-même de fortifier notre volonté. D’ailleurs, c’est exactement ce que nous faisons plusieurs fois chaque jour, et ce que nous allons refaire, en récitant le Notre Père : « Ne nous laisse pas entrer en tentation. » C’est-à-dire, aide-nous pour que nous sachions dire oui à tes sollicitations. « Mais délivre-nous du mal » : arrache-nous à son emprise. Fortifie-moi par ta grâce pour que je ne suive pas le chemin de Judas. C’est ce que nous lui demandons au cours de cette messe, les uns pour les autres.