Homélie du 25 juin 2016 - Ordinations

Les frères ne changent pas!

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Il y a une sentence que l’on prononce chez nous, les dominicains, «les yeux levés au ciel…» (comme Jésus mais pas pour les mêmes raisons), une sentence que tous les frères ont entendue, la plus part du temps par les pères maîtres successifs. (Je la soupçonne de provenir d’un apophtegme du frère Alain). Elle est en général prononcée lorsqu’on voit un frère reproduire une fois de plus un de ces comportements qu’on lui connait depuis son entrée dans l’Ordre et que rien ne semble pouvoir changer, ni les années, ni les lieux, ni les charges, ni non plus l’ordination et les ministères nouveaux. Elle s’énonce souvent dans un soupir qui feint le découragement mais laisse transparaître une ironie bienveillante: «pfff! les frères ne changent jamais!»

De loin, ce verdict ressemble à une condamnation («tu ne changeras jamais!») ou un aveu d’impuissance de la communauté à rendre meilleur un de ses membres. Cependant à y regarder de plus près il y a comme une petite déclaration d’amour fraternel, un quelque chose de : «Jésus t’aime comme ça, et nous aussi! Il a fait de toi un prêcheur et mon frère!… Tes défauts seront toujours les mêmes… tes qualités aussi!» Finalement c’est assez rassurant: il n’y a pas tromperie sur la marchandise! Dans l’Ordre on ne fait pas semblant d’être ce que nous sommes, parfois pour le moins bon… et Dieu merci le plus souvent pour le meilleur. «Yé né pas changé…» chantait Julio Iglesias.

Pourtant, aujourd’hui cette affirmation pose une question existentielle au frère jeune évêque que je suis. Des frères vont être ordonnés! Des frères… mais justement des frères ça ne change jamais d’après le dicton!
-# S’ils ne changent pas… comment pourront-ils changer ce monde qui va droit à sa perte, catastrophe après catastrophe, erreur après erreur? N’est-ce pas la mission de plus en plus pressante qui s’impose aux apôtres du Christ d’être les prophètes d’une ère nouvelle, d’une révolution sociale, politique et religieuse appelée la Civilisation de l’Amour!? Mission confiée à toute l’Église, à tous les baptisés mais surtout à ceux qui ont donné leur vie pour cela et qui se trouvent aujourd’hui députés au changement!
-# S’ils ne changent pas… comment ensuite pourront-ils changer le cœur des fidèles? Car les fidèles viendront à eux pour cela: pour que leur vies endolories soient reconstruites, que leurs relations et leurs amours volatiles soient consolidées et indissolubles, pour que leur cœur de pierre deviennent des cœurs de chair, guéris par la prédication de l’Évangile et la célébration des sacrements. Auprès de ces ministres ils voudront trouver des modèles verbo et exemplo, des raisons inédites de croire, d’espérer, et de nouvelles façons d’aimer.
-# S’ils ne changent pas eux-mêmes… comment pourront-ils changer le pain et le vin en corps et sang du Christ!? En effet tout leur ministère ne viendra t-il pas s’achever et prendre source dans la célébration quotidienne de la messe? Mais s’ils ne changent pas, l’eucharistie elle-même ne risque-t-elle pas de devenir un rite empoussiéré, moisi par l’habitude et le complexe du sacristain (celui qui est si souvent dans l’Église à travailler qu’il finit par oublier qu’il s’agit d’un lieu saint)?

Rassurez-vous la question du changement ne se pose pas du point de vue théologique. Il n’y a pas de souci: on sait où l’on va. Il y aura un changement: un caractère particulier sera imprimé dans vos âmes de baptisés, en vue de l’exercice des ministères que vous recevrez par l’imposition de mes mains. La res et sacramentum du sacrement de l’Ordre, comme disent les théologiens, ne fait pas de doute! Pas d’inquiétude! Par la volonté de Dieu et le don de l’Esprit-Saint vous deviendrez diacres et prêtres.

Oui, vous! Damien, David, Clément, Paul vous serez diacres… à tout jamais consacrés au service de Dieu et de son peuple, à l’autel comme sur le parvis, au couvent comme dans le monde.
Et toi Éric tu seras prêtre… toi aussi Joseph-Thomas… Vous serez prêtres pour l’éternité, configurés au Christ grand-prêtre. Concrètement, auprès de cet autel tout à l’heure, vous prononcerez pour la première fois les paroles de la Consécration; vous offrirez avec moi et vos frères le saint sacrifice; en sortant de cette église votre identité aura été redéfinie de l’intérieur pour que votre agir devienne définitivement celui du Christ Sacrificateur. Vous serez en mesure de rendre sacrées les choses et les personnes in persona Christi… de bénir par Lui, de louer avec Lui et de prêcher en Lui.

C’est donc un changement radical qui sera opéré. Et pourtant, tant mieux ou tant pis, ce sera bien vous, vous-même, vous, limites comprises, vous, sans changements de votre personnalité, qui ferez tout cela et bien plus encore.
Alors changement!? ou pas changement!?

Pour comprendre ce qui va se passer j’ai pensé à un exemple «romantique»: des voitures! Vous aurez même carrosserie, mais un nouveau pilote, un moteur «dopé» et surtout une nouvelle route.
La carrosserie c’est votre caractère profond, vos vertus et vos failles, les charismes que vous avez jusque là acquis et exercés aussi: tout cela ne changera presque pas. Un changement de «carrosserie» parfois imperceptible, en profondeur, se fera cependant. Car on ne peut pas dire: d’un cœur sincère, chaque jour à la messe: «Ceci est mon corps, prenez et mangez; ceci est mon sang, prenez et buvez» et demeurer totalement étanche aux paroles que nous prononçons. Pour être plus précis: si changement il y a, ce sera dans le sens d’une purification, de façon à ce que vous soyez encore plus vous-même, débarrassés, en raison du ministère, de ce qui n’est pas vous-mêmes.

Quoiqu’il en soit vos caractéristiques appartiendront désormais au Christ qui vous pilote sur une route nouvelle et fait de vous des guides de son peuple, un ministère qui nous dépasse totalement… je sais de quoi je parle! Plus que jamais, le pilote c’est le Christ, bien sûr.
Votre moteur amélioré, «dopé», c’est votre «motivation», votre bonne volonté entièrement consacrée, livrée à son service par la consécration religieuse chaque matin renouvelée.
Mais ce qu’il y a de nouveau et même d’unique à partir d’aujourd’hui c’est la route. Les ministères que vous recevez ce jour sont ceux du Christ, du Christ-époux, du Christ-prêtre. Vous voilà plus que tout autre et pour toujours en ambassade pour le Christ! Il est là le changement radical. Pressés par la Charité du Christ vous êtes devenus une créature nouvelle.

Dieu fait de vous ses ministres ordonnés, les instruments volontaires de ses grâces. Ou encore, selon la Parole de Jésus: des consacrés dans la Vérité (si vous préférez «imbibés», plongés dedans, comme de la brioche dans du chocolat chaud), consacrés, donc, dans la vérité c’est-à-dire dans le Christ. Transfiguré comme saint Dominique…

Pour finir que faire de nos travers, voire de nos péchés qui demeurent et ne changent pas!? Faut-il les considérer comme des verrues infâmes sur nos visages transfigurés?

En ce grand Jubilé de la Miséricorde, c’est le moment de revenir à une autre parole, prononcée dans l’Ordre de ceux «pfff! qui ne changent jamais». C’est la réponse ô combien fameuse au «que demandez-vous?» posé par le Provincial à l’entrée dans l’Ordre. Nous avons tous répondu que nous demandions «la Miséricorde de Dieu et celle des frères»…

Dans ce cadre-là, le fait de ne pas changer devient le signe tangible d’une grâce: si nous en sommes là c’est que la Miséricorde ne nous a pas manqué. On peut même dire désormais qu’elle nous a façonnés.

Chers frères, la Miséricorde a fait le dominicain pour que le dominicain soit un ministre de la Miséricorde. Sans la Miséricorde de Dieu, nous serions peut-être, pour certains d’entre nous, de grands hommes, de grands professeurs, ou de grands artisans, de grands agriculteurs… Que sais-je!? Mais plusieurs, les mêmes peut-être, seraient de grands pécheurs, des orgueilleux, des pauvres types. Mais voilà que la Miséricorde de Dieu a fait de nous des consacrés et collaborateurs des évêques (ou «évêque» tout court d’ailleurs) dans l’œuvre de l’évangélisation.
Cela nous dépasse complètement. Et cela nous saisit à chaque instant quand on y pense: on se lève le matin, on est comme tout le monde, on n’a pas changé… puis on se rend compte, à cause, ou plutôt grâce, au peuple de Dieu et grâce à Dieu qui nous attend, que nous sommes porteurs, mieux encore «ministres», de cette grâce dont nous avons été les premiers bénéficiaires.
Ainsi, puisqu’on ne change jamais, notre ministère, qui puise sa source dans la Miséricorde divine, non plus. On n’est pas diacre ou prêtre de 8h à 17h, ou 35h par semaine, on est au service de la Miséricorde toute sa vie, à chaque instant, parce que tout en nous a été comme modifié par la grâce, par l’imposition des mains de l’évêque. Toute notre vie, nos jeunes années, nos années de maturité, nos vieilles années, tout est devenu sacrement de la Miséricorde de Dieu, source en nous de la fécondité que le monde attend, que l’Église espère et que Dieu exige.

La Miséricorde fait des prêtres pour que les prêtres puissent faire Miséricorde. La Miséricorde fait des diacres pour qu’ils soient des serviteurs de la Miséricorde. Ainsi par nos propres faiblesses (source inépuisable!) le Christ engendre sur nos lèvres, par nous «la Parole de la Réconciliation».
Il ne faut donc rien changer, mais juste se laisser transformer par la Miséricorde, se laisser transporter par l’Esprit des apôtres qui souffle dans l’Ordre des Prêcheurs, prédicateurs de la Grâce qui guérit et relève. On finirait presque par demander au Seigneur que «les frères ne changent jamais… pfff!»