Homélie du 26 juin 2005 - 13e DO
fr. Romaric Morin

N’être pas digne de lui, Jésus, qui a donné sa vie pour nous. Telle est l’inquiétude que l’Evangile d’aujourd’hui nous suggère par trois fois. La demi-mesure, le compromis, ne sont pas de mise en matière d’amour, tel que le Christ l’entend. Il s’agit d’un don total, tel qu’il le réalise sur la croix en mourant pour nous. Etre digne de lui, c’est aimer à sa mesure, sans mesure, ce qui serait bien impossible si l’amour qu’il nous demande n’était pas celui-là même qu’il nous donne par son Esprit, l’amour divin.

Pas de demi-mesure ni de velléité: celui qui ne prend pas sa croix, et ne suit pas derrière moi n’est pas digne de moi. Cela n’exclut pas de tomber en chemin et de se relever, d’être faible, écrasé, éprouvé, de vivre l’angoisse et l’abandon, mais qui a accueilli la croix ne peut rebrousser chemin ni regarder en arrière et qui a contemplé la croix, et donc l’amour, pourrait-il ne pas l’accueillir? Dans son trop grand amour, il s’est livré pour moi.

Pas de compromis. Jésus l’a dit souvent au sujet des richesses. Nul ne peut servir deux maîtres: Dieu et l’argent. Il envoie ses disciples prêcher dans la pauvreté, être des pêcheurs d’hommes, non de dollars, d’euros ou de francs suisses. Et ce qui vaut de l’argent, mais aussi du pouvoir, se trouve affirmé aussi des légitimes affections pour notre parenté: qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi. Comment ne pas être intimidé par cette radicalité?

Ils sont plus d’un ces personnages de l’Évangile qui ne se sentent pas dignes de cette rencontre avec Jésus qui leur est offerte comme un cadeau, comme une grâce: Zachée, Lévi, Pierre, la pécheresse, les lépreux, les possédés, la cananéenne, l’hémoroïsse, le centurion romain qui nous vaut notre commune prière avant la communion: Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et je serai guéri.

À ces petits et ces humbles, Jésus accorde sa tendresse; il les conforte et les exauce. Aux cœurs tendres, la tendresse. Aux cœurs durs, la dureté. Ce sont les cœurs durs, oublieux, insensibles, arrogants qui sont indignes et se trouvent écartés au jour du jugement. Être digne de Jésus doit se comprendre à la lumière du Magnificat: il abaisse les puissants, il élève les humbles. C’est parce que je suis faible que je suis fort; c’est parce que je suis indigne que je suis dignifié; c’est parce que je perds ma vie à cause du Christ que je la trouve.

Au jour de l’ordination, l’inquiétude de l’indignité, déjà ressentie peut-être au moment du don de soi par la profession religieuse, pourrait risquer de surgir en contrepoint de la joie. «Savez-vous s’il a les aptitudes requises?» Oui, il est généreux, pieux, apôtre, plein de bon sens, etc. Mais «jugé digne d’être ordonné diacre ou prêtre»;? Bigre! Comment affirmer une telle chose! Ce qui est vrai, c’est le sentiment d’indignité par rapport au don du ministère ordonné. Mais il y a trop de joie dans ce don pour que l’on s’en arrête là. Le nouveau pouvoir de consacrer le pain et le vin en corps et sang du Christ, celui, tout pécheur que l’on soit, de pardonner les péchés, de libérer les captifs, combien le prêtre sera-t-il amené tout au long de son ministère à en mesurer la grandeur et à en pleurer de joie! Oui, ces bienheureuses larmes, au moins intérieures, existent. Et elles sont douces.

Quel prêtre n’a un jour expérimenté la vérité du propos de Jésus selon lequel il y a plus de joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence? Aux jours où, accablé par le poids de la futile urgence, le prêtre serait enclin à se demander s’il est vraiment utile, ces moments privilégiés où il aura assisté en direct à la recréation d’une âme sauront l’en assurer; il percevra que dans la monotonie des jours c’étaient ces instants qui seraient les joyaux pour lesquels le Seigneur l’avait choisi. Et le prêtre rendra grâce pour cette grâce qui aura coulé de ses lèvres et de ses mains. Tout son mérite aura été, lors de l’appel, de répondre «me voici», «fiat».

Oui, la joie immense du prêtre nouvellement ordonné ne relève pas de l’illusion propre à l’amour passionnel ni de la satisfaction procurée par la promotion à un état clérical mais de l’émerveillement devant l’amour du seul prêtre qui vaille: Jésus. S’il fallait décrire en effet la beauté du ministère presbytéral, ce qu’il est dans son essence et dans sa perfection, il suffirait de dire: ouvrez l’Évangile, lisez-le, méditez-le, savourez-le et regardez Jésus de Nazareth prier son Père pour ses disciples, guérir, pardonner, ressusciter, intercéder, invectiver, exorciser. Voilà le prêtre, au sacerdoce duquel tout autre prêtre participe. Voilà la source de la joie que comprennent si bien les enfants dans leur naïveté quand ils appellent «Jésus» le prêtre qui un jour leur donnera le corps du Christ.

Voilà la source aussi de la douleur inquiète que doit porter le prêtre pécheur conscient de ce qu’il est. Celui qui se connaît pécheur avant l’ordination, celui qui est appelé par l’évêque à imiter ce qu’il célèbre, celui qui est destiné à se sanctifier par l’exercice de son ministère, découvre vite que pécheur il est encore et toujours et que, si ses mains ont reçu l’onction, son cœur n’est pas devenu nécessairement plus digne de ce qu’il a reçu et qu’il le porte comme en un vase d’argile, que toute sa vie durant il devra plus que jamais entrer dans la célébration des saints mystères par un Kyrie eleison implorant et confiant. C’est pourquoi avant de communier le prêtre dit à voix basse cette splendide prière: Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, selon la volonté du Père et avec la puissance du Saint-Esprit, tu as donné, par ta mort, la vie au monde; que ton corps et ton sang me délivrent de mes péchés et de tout mal; fais que je demeure fidèle à tes commandements et que jamais je ne sois séparé de toi. À voix basse, surtout, si on a quelque milligramme d’esprit de la liturgie. Ce n’est pas au nom de l’assemblée qu’il parle, ce n’est pas à l’assemblée qu’il parle. C’est un dialogue d’intimité avec son Seigneur. Son indignité, il l’a déjà dite à voix haute avec ses frères et sœurs, dans le rite initial. Il la redira encore avec eux dans quelques instants, avec les paroles du centurion romain. Ici, il la murmure à titre personnel, mais en y ajoutant la demande de la fidélité, de la persévérance, et c’est cela qui importe: fais que je demeure fidèle à tes commandements et que jamais je ne sois séparé de toi, fais que j’adhère toujours intérieurement à ce que tu me donnes d’opérer, fais qu’en étant pleinement tien, je sois totalement toi: Christ, médiateur entre ton Père et tes frères.

Cher frères prêtres nouvellement ordonnés, vous êtes tout à la joie étonnée du don que Dieu vous fait. Ce don est une grâce; il est aussi une responsabilité. Il sera la source du plus grand bonheur mais aussi de probables souffrances. Aimer, c’est donner; donner c’est quitter et quitter ne va pas sans souffrance, sans combat et sans mort. Vos aînés dans le sacerdoce pourront le confirmer mais chacun certainement vous dira: si c’était à refaire, je dirais oui du fond de mon cœur: oui, oui et encore oui. Je n’ai pas toujours été digne de Celui qui m’a appelé, mais j’ai été saisi par lui et il ne m’a jamais lâché. Serviteur inutile je mourrai, mais le trop peu que j’aurai donné aura, partie grâce à moi, partie malgré moi, irradié quelque chose de la gloire de mon Seigneur et de sa miséricorde, aura pansé et guéri des cœurs blessés, des vies brisées, aura été comme le sacrement de la tendresse du Sauveur.

De cette beauté du don de Dieu, il s’agit ensuite quotidiennement de se ressouvenir, de la redécouvrir avec la fraîcheur de l’émerveillement initial, d’y consentir sans cesse et de nouveau, de choisir celui qui, le premier, nous a choisi. Mais si le prêtre est l’homme de la miséricorde, de la douceur envers les pécheurs, il doit aussi être celui de l’indignation et de la colère contre l’hypocrisie, le faux-semblant, et par-dessus tout… l’onction ecclésiastique. A fortiori si le prêtre est dominicain, voué à la vérité, il doit, humblement certes mais réellement, fustiger les injustices et les mensonges, les lâchetés particulières et les incuries générales. Des hommes d’appareil, il en restera toujours assez. Mais des hommes, des chrétiens, des prêtres qui sachent dire non à l’injustice, qui sachent parler vrai, être vrai, voilà ce qui nous manque. Au jour du baptême, le triple oui du credo est précédé du triple non du rejet de tout mal. Pour être l’homme du oui à l’amour vrai, le prêtre doit être l’homme du non, à sa propre médiocrité certes mais aussi à toutes les subtiles parures du Prince des ténèbres, naguère porteur de lumière.

Chers frères diacres nouvellement ordonnés, il n’est pas d’autre diacre qui vaille que Jésus, serviteur de ses frères. Puisque votre ordination sera suivie de celle au presbytérat on ne qualifie pas votre diaconat de permanent. Pourtant ce que vous allez vivre en ces quelques mois de service de l’autel et de la charité marquera de manière permanente la forme de votre ministère ultérieur. Dès à présent vous êtes unis à un titre nouveau à l’évêque et, bientôt, comme prêtre, vous en serez, en communion avec l’unique presbyterium diocésain, un collaborateur. Religieux exempt, certes, mais pas exempt de sens de l’Église, de dévouement au diocèse et à son pasteur, à l’instar de la profonde unité entre Dominique et Diègue d’Osma. Et cela s’exprimera par votre participation à la messe chrismale. Et cela dépendra moins de l’impulsion de vos supérieurs que de votre propre sens de la communion ecclésiale. L’Ordre et son bien commun priment sur notre propre bien mais l’Église et son bien commun priment sur notre Ordre. Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pauvres pécheurs? Voilà l’amour de l’Église, voilà l’amour des pauvres, voilà l’amour de l’humanité. Ce n’est pas l’amour de nos petites œuvres et de nos basses œuvres, de nos calculs, de nos intérêts, de nos politiques et de nos influences. La vérité est ailleurs. L’amour est ailleurs. L’Église est ailleurs.

Elle est au cénacle avec Marie. Que Notre-Dame du Rosaire, que Notre-Dame des prêcheurs soit la protectrice de notre pauvreté, de notre obéissance, de notre chasteté, de notre ministère. Qu’elle soit ainsi pour nous Notre-Dame de Fidélité.

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