Homélie du 8 avril 2018 - 2e dimanche de Pâques

Voir ou ne pas voir? Un faux dilemme

par

fr. Henry Donneaud

Et si l’apôtre Thomas n’était pas le mauvais élève que l’on imagine, le dernier de classe qui se fait tirer l’oreille pour avoir tardé à croire, celui en qui on aime se reconnaître pour justifier nos doutes, nos tiédeurs, nos paresses ?
N’y aura-t-il personne pour prendre sa défense ? Alors que les autres disciples, le jour de Pâques, ont cru parce qu’ils ont vu, comment reprocher à Thomas d’avoir voulu voir pour croire ? Il n’a rien de fait de plus mal que les autres, sinon de s’être absenté de la maison au moment où Jésus y apparut. D’ailleurs, qui nous dit que, au plus profond de lui, Thomas ne désirait pas croire ? Qui sait s’il ne souffrait pas de ne pas parvenir à croire du fait que lui seul n’avait pas vu ? Souvenons-nous de son grand attachement à Jésus, de la manière dont, au moment de la mort de Lazare, il excita les onze autres à suivre Jésus jusqu’au bout, au risque de mourir avec lui : « Allons-y nous aussi, et nous mourrons avec lui » (Jn 11, 5).
Certes, Jésus semble lui adresser un reproche : « Parce que tu m’as vu, tu as cru. Bienheureux ceux qui croient sans voir » (Jn 20, 29). Mais est-ce vraiment un reproche ? Bien sûr, Jésus félicite et encourage d’avance tous ceux, — et c’est la foule innombrable des croyants de tous les âges que nous sommes, — qui croiront en lui, le Ressuscité, sans le voir de leurs propres yeux, car Jésus n’est pas ressuscité pour rester sur terre, mais pour nous ouvrir le chemin du ciel. Mais n’est-ce pas Jésus lui-même qui s’est présenté aux Apôtres, le jour de Pâques, en leur « montrant ses mains et son côté » (Jn 20, 19). N’est-ce pas lui-même qui leur a dit : « Voyez mes mains et mes pieds ; c’est bien moi ; touchez-moi » (Lc 24, 39). C’est lui, Jésus qui a voulu que les Onze puissent le voir, le toucher, afin de croire vraiment, en lui, en toute vérité.
Alors, voir ou ne pas voir : faut-il vraiment choisir ?
Disons plutôt qu’il nous a été bon que les Apôtres voient Jésus, que Thomas demande à voir Jésus, afin que nous, nous puissions croire sans le voir. Si nous pouvons maintenant croire sans voir, c’est parce qu’eux, les Apôtres, ont pu voir pour croire. Leur foi a été oculaire, fondée sur la vision de Jésus ressuscité, afin que nous, après eux, puissions croire sans voir. Nous pouvons maintenant nous appuyer sur leur témoignage qui est véridique. N’est-ce pas exactement ce que nous a dit l’évangéliste : « Jésus a accompli en présence des disciples encore bien d’autres signes, qui ne sont pas relatés dans ce livre. Ceux-là l’ont été pour vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et qu’en croyant vous ayez la vie en son nom » (Jn 20, 30-31). Jésus lui-même a multiplié les signes que les disciples ont pu voir, afin que notre foi soit solide et véridique, non pas mythique et évanescente, laissée à la fantaisie de chacun.

Posons alors deux affirmations décisives : 1° aucun des Disciples n’a cru sans voir ; 2° ce qu’ils ont cru dépasse de beaucoup ce qu’ils ont vu.
Commençons par la seconde affirmation. On résume faussement l’attitude de Thomas en disant : Je ne croirai que ce je verrai : ma foi se limitera à ce que je verrai. La vérité est toute différente : Thomas, comme les autres disciples, a vu une chose pour en croire une autre, infiniment plus grande et plus profonde. Il a voulu voir l’homme Jésus, le fils du charpentier de Nazareth devenu prédicateur itinérant et thaumaturge, qui était mort et qui est bien vivant ; et, en voyant cet homme ressuscité, il a pu croire ce qu’il est impossible de voir, à savoir que cet homme, son maître, n’était rien moins que son Dieu, Dieu lui-même. Il a vu un homme ressuscité, et il a cru Dieu. Il n’a pas pu voir que cet homme était Dieu ; mais parce qu’il a pu voir que cet homme d’abord mort était maintenant vivant, il a pu croire qu’il est réellement le Fils de Dieu ; il s’est ouvert dans la foi à une vérité parfaitement invisible : Dieu lui-même venu à lui pour le sauver. Autrement dit la foi va bien au-delà de ce qu’on voit. Si on a besoin de voir, c’est pour pouvoir croire l’invisible, pour pouvoir nous jeter dans l’immensité de la foi qui nous ouvre les portes de l’infini, les portes de la communion et de l’amitié avec Dieu lui-même.
Précisément, ce saut de la foi, pour être possible, a besoin de motifs, de facteurs qui le préparent, et surtout qui lui permettent d’être vrai : pas de foi vraie sans vision. Sans des signes crédibles, la foi, notre foi ne pourrait pas être vraie. C’est pour cela que Dieu lui-même a voulu que les disciples voient. Décrivons rapidement ces motifs, à partir du récit même des apparitions du Ressuscité dans l’Évangile de Jean.
Nous trouvons d’abord le disciple bien aimé, Jean lui-même : entré dans le tombeau et voyant qu’il était vide, on nous dit : « Il vit et il crut » (Jn 20, 8). Jean n’a entendu aucune parole ni rencontré personne, ni un ange ni même Jésus. Simplement, par son intelligence spirituelle profonde, nourrie de la mémoire de toutes les paroles qu’il avait entendues dans la bouche de Jésus et celles qu’il avait lues dans les Écritures, il fait immédiatement le lien entre le tombeau qu’il voit vide et ces mystérieuses annonces de la Résurrection. Autrement dit, premier type de motif, pour la foi : les Paroles de Dieu, tout ce que nous avons pu entendre, méditer et savourer dans notre cœur et qui nous permet, le moment venu, de déchiffrer les signes que Dieu nous envoie, pour nous ouvrir le chemin de la foi, bien au-delà de ce que l’on voit : rien moins que sa présence d’amour et de miséricorde, à nos côtés inlassablement.
Et puis, second motif de la foi, il y a Marie-Madeleine et son immense amour pour Jésus. Elle commence par voir sans croire : elle voit un homme, Jésus ressuscité, mais ne le reconnaît pas et le prend pour le jardinier ; elle le questionne avec angoisse. Et voilà que cet homme l’appelle par son nom, Marie. Aussitôt, elle ne reconnaît : « Rabbouni. » Et elle veut le saisir, le retenir, mais lui-même se dégage : « Ne me retiens pas » (Jn 20, 15-17). Marie-Madeleine aime Jésus, passionnément. Voilà pourquoi il lui suffit d’entendre sa voix pour croire. Voilà le motif le plus intérieur de la foi, celui sans lequel on ne peut pas vraiment croire : l’amour qui nous porte du plus profond de nous-même vers le bien, vers le bon, vers ce qui peut nous combler. Pas de foi sans amour, sans expérience amoureuse du bien inouï que représente pour nous cette proximité du Bien suprême, de Dieu devenu notre ami. Mais cet amour qui jaillit de notre cœur risque toujours de rester trop humain, captateur, étriqué. De sorte que Jésus nous invite à aller plus loin. Jésus donne un signe concret à Marie, en l’appelant, mais il se dégage aussitôt pour que Marie ne l’enferme pas dans les limites de son cœur à elle, comme nous sommes tentés d’enfermer Dieu dans celles de nos petits sentiments étroits et recourbés sur nous-même. Croire, c’est laisser notre cœur malade être dilaté par la puissance d’amour infini de Jésus.
Et enfin, il y a les Onze, en particulier Thomas. Pourquoi fallait-il qu’ils aient besoin de voir et toucher les marques des clous sur ses mains et le côté de Jésus ? Ce n’est pas d’abord pour les aider à vaincre l’incrédulité, mais, troisième motif, pour garantir la vérité de la foi, la vérité de la mort et de la résurrection de Jésus, Fils de Dieu. Jésus n’est pas fantôme, ni un esprit ; il n’est pas non plus un héros devenu immortel. Il est Dieu qui, dans la vérité de la chair humaine, a assumé la vérité de la mort et de la résurrection. Sa résurrection n’est pas un mythe ; elle est la réalité de l’amour de Dieu incarné dans une vie humaine, crucifié dans un corps humain et ressuscité pour la résurrection de tous les hommes, corps et âme. Si facilement la religiosité humaine imagine toute sorte de chimères spirituelles ! Or il s’agit de permettre à tous les hommes d’entrer dans la vérité de ce que Dieu a fait pour nous : prendre sur lui notre faiblesse humaine pour la relever, pour la sauver et la glorifier en nous tous. Et pour garantir la vérité de cette bonne nouvelle, il a fallu que des hommes choisis d’avance puissent la voir, la toucher, afin de pouvoir ensuite l’attester devant toute l’humanité, pour toute l’humanité.

« Parce que tu as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui croient sans voir. » Il est bon pour nous que Thomas, et tous les Onze, aient vu pour croire, pour que nous puissions croire en vérité. Et bienheureux sommes-nous de croire Jésus sans le voir en personne. Mais est-il certain que nous n’ayons pas besoin de voir nous aussi ? Aujourd’hui encore, la foi, pour naître et grandir, a besoin de signes, de sorte qu’à partir de ce que les hommes voient, ils puissent croire à l’œuvre invisible du salut en nous et dans le monde. Quels signes ? Rien d’autre, encore une fois, que le Corps de Jésus.
Il y a d’abord le signe par excellence, dans lequel Jésus se fait voir réellement à ses disciples que nous sommes, quoique de façon cachée : la Fraction du pain, l’Eucharistie. Thomas, le huitième jour, dimanche, a vu et touché les mains de Jésus, mains avec lesquelles Jésus avait rompu le pain. Thomas a vu et touché le côté de Jésus, duquel avait jailli le sang et l’eau, boisson de notre immortalité. Nous aussi, le dimanche, nous voyons, nous touchons, nous goutons réellement le Corps et le Sang du Seigneur.
Mais il y a aussi le signe du Corps du Christ répandu dans tout l’univers, son Église. Un signe véritable. Un signe contrasté, certes, en ombres et lumières, qui laisse deviner la vérité de la foi sans l’imposer. Une Église dans laquelle se trouve quantité de pécheurs, qui n’est même faite que de pécheurs pardonnés, toujours fragiles, qui sont loin de toujours donner le bon exemple, loin de toujours donner envie de croie. Des chrétiens, pourtant, qui tiennent bon, qui transmettent fidèlement à travers des vases d’argile le trésor qu’ils ont reçu, l’Évangile, l’annonce du salut, la rémission des péchés, les sacrements, la communion fraternelle, l’attention au plus faibles. Des chrétiens, surtout, qui témoignent de la miséricorde de Dieu.
La miséricorde, voilà le signe par excellence dont le monde a tant besoin. Comment ces hommes et ces femmes fragiles, pécheurs, parviennent-ils, malgré toutes leurs faiblesses, à se pardonner, à se faire miséricorde ? Une seule réponse : parce que Dieu leur a fait miséricorde en son Fils bien aimé, mort et ressuscité pour eux.
Oui, frères et sœurs, c’est pour nous tous une grande responsabilité que de devenir témoins de la miséricorde de Dieu au milieu d’un monde qui ne sait pas faire miséricorde. Témoins d’une miséricorde divine accueillie puis partagée. Nous sommes envoyés dans le monde pour que le monde, en nous voyant, puisse comme voir, toucher, expérimenter la miséricorde de Dieu, comme Thomas l’a fait lui-même au soir de ce dimanche. Le monde ne croira pas sans voir. Et c’est nous que le Seigneur envoie, faibles et fragiles, mais fondés sur la foi oculaire des Apôtres, pour témoigner visiblement de la réalité de la miséricorde infinie de Dieu.
« La paix soit avec vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20, 21).