Homélie du 23 février 2025 - 7e dimanche du T.O.

Aimez vos ennemis! Un commandement impossible?

par

fr. Henry Donneaud

« Aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Lc 6, 27). Peut-il y avoir commandement plus sublime, et plus incompréhensible ; plus divin, et plus inhumain ; plus admirable, et plus impraticable ? Comment s’étonner que le christianisme, avec un tel commandement, peine à percer au milieu d’autres morales, religieuses ou séculières, autrement plus accessibles et moins exigeantes. Si malgré tout nous, chrétiens, sommes fiers de cette morale élevée, avouons que nous peinons, non seulement à la mettre en pratique, mais même à la comprendre en toute sa profondeur.

Qu’elle soit praticable, et par tous, montrons-le par trois exemples authentiques, dont l’un est très connu, les deux autres anonymes mais non moins éclairants.
Soit une veuve presque nonagénaire, victime, dans son appartement, d’un larcin odieux, qui la dépouille de tous ses bijoux, les bandits s’étant fait passer pour des agents de Véolia. Dans les minutes qui suivent sa prise de conscience du vol, que fait-elle ? Va-t-elle, au nom de l’Évangile, renoncer à porter plainte et, pour tendre l’autre joue, courir après les voleurs en leur disant : « Attendez, vous avez pris mon alliance conjugale, ma bague de fiançailles, des bracelets et boucles d’oreilles, mais vous avez oublié un solitaire de chez Van Cleef qui était caché ailleurs. Tenez, le voilà ! » Non, elle va porter plainte, mais, une fois atténué le traumatisme psychique initial, elle se tourne vers le Seigneur, lui demande la grâce du détachement des biens de ce monde, et, non sans continuer d’espérer que la police attrape ses agresseurs, se met à prier pour leur conversion, pour que le moment venu, ils ne se présentent pas devant Dieu sans repentir.
Soit le pape Jean-Paul II, victime d’un attentat qui a failli lui coûter la vie. A-t-il tenté d’empêcher les poursuites judiciaires contre son assassin, ou d’obtenir sa relaxe ? Certes pas. Mais, une fois celui-ci lourdement condamné, il est allé le visiter en prison, lui montrant de l’affection et lui donnant son pardon. Finalement, peu avant sa sortie de prison, trente ans plus tard, le Seigneur a permis que le criminel repenti abjure l’islam et professe publiquement sa foi catholique.
Soit une religieuse africaine, abusée par un prêtre durant son noviciat. Bien des années plus tard, stimulée par l’exemple d’autres victimes et incitée à cela par son confesseur, elle dénonce son bourreau. Celui-ci est alors condamné par la justice de l’Église au renvoi de l’état clérical. Cet homme déchu de son prestige tombe dans la misère, puis dans une maladie incurable. Il demande à être accueilli dans un hospice où se trouve justement cette sœur. Celle-ci, sans attendre que son abuseur ne lui demande pardon, tâche de le soigner au mieux, jusqu’à sa mort, au nom du Christ.

À travers ces trois exemples, vous comprenez qu’un tel chemin d’amour de ses ennemis n’est possible qu’avec l’aide du Seigneur, parce que le Seigneur a parcouru lui-même ce chemin de l’offense maximale et du pardon maximal. Mais reste alors pour nous une question difficile : pourquoi Dieu nous a donné ce commandement, pourquoi lui-même, en son Fils, l’a-t-il accompli à la perfection en nous aimant jusqu’à la fin, alors que nous ne l’aimions pas ?

Écartons d’abord une fausse explication. Au nom de l’amour, de l’absolu de l’amour, Dieu fermerait les yeux sur le mal, passerait par-dessus comme s’il n’existait pas et accorderait à tous son pardon sans aucune considération du mal commis. Comme si l’amour devait ignorer la justice, abolir la justice. Il est vrai que la charité dépasse la justice, mais sans jamais l’annuler ou la contourner. D’ailleurs, que veut dire Jésus lorsqu’il nous exhorte : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés » (Lc 6, 37) ? Il n’affirme certainement pas qu’il n’y aura pas de jugement ni de triomphe de la justice, que tout, absolument tout, sera pardonné. Car enfin si celui qui ne juge pas ne sera pas jugé, cela implique inversement que celui qui aura jugé sera jugé. En qu’en sera-t-il de mon agresseur que j’aurai jugé sans chercher à lui pardonner ? Nous serons bel et bien jugés tous les deux, lui pour sa violence envers moi, sans repentir, moi pour mon refus de pardonner. Bref, l’amour de Dieu ne sera jamais injuste.

Alors, pourquoi Dieu nous commande-t-il d’aimer ceux qui nous font du mal ? Pour tenter de comprendre cela, retournons à notre première lecture, à l’exemple de David, poursuivi par le roi Saül. Saül, jaloux des succès militaires de son jeune lieutenant, veut le mettre à mort. Or le Seigneur permet que Saül et toute son armée, lors d’un bivouac nocturne, tombent dans une profonde torpeur, de sorte que David peut s’approcher furtivement de Saül. Il le tient à portée de sa propre lance, à portée de vengeance. Son lieutenant Abishaï, qui ne connaît pas les secrets de la loi de Dieu, propose de transpercer Saül. David le retient : « Ne le tue pas. Qui pourrait demeurer impuni après avoir porté la main sur celui qui a reçu l’onction du Seigneur » (1 S 26, 9). Certes, David ne s’est pas porté au-devant de Saül qui en voulait à sa vie, pour se jeter entre ses mains et se laisser mettre à mort. Non, il s’est enfui et défendu. Mais au moment où sa vengeance aurait pu s’exercer, il se retient, se souvenant que Saül a été choisi par Dieu lui-même et oint comme roi d’Israël. Cette dignité sans pareille lui interdit de se venger.

Eh bien, en Jésus, Sauveur de tous les hommes, qui est mort pour tous, nous apprenons qu’il en est ainsi de tout homme, quel qu’il soit, et pas seulement du roi d’Israël. Tout homme est créé par Dieu, voulu pour lui-même, aimé pour lui-même, revêtu d’une dignité intrinsèque que rien ne peut effacer, d’une vocation à devenir Fils de Dieu qui dure jusqu’à la mort, jusqu’au choix final en lequel se jouera notre destinée éternelle.

Certes, nous ne sommes pas par nature Fils de Dieu. Par naissance, nous ne sommes, pour reprendre l’expression de saint Paul dans la deuxième lecture, que des êtres charnels et « terrestres », coupés de Dieu. Mais, par vocation universelle, nous sommes tous appelés à devenir des êtres « spirituels », à « revêtir l’image du céleste », l’image du Christ (1 Co 15, 46.49). Et c’est par le repentir, par l’accueil du pardon de Dieu que tout homme, toute femme, devient enfant de Dieu, devient « corps spirituel ». Puisque nous étions incapables, du fait du péché originel, de nous repentir et de tourner vers Dieu notre nature terrestre, Jésus a pris sur lui cette nature terrestre et, en l’offrant à son Père sur la Croix, par amour pour nous, nous a obtenu le pardon : « Père, pardonne-leur. Ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Et c’est en accueillant ce pardon de Dieu en Jésus, comme le bon larron sur sa croix, que nous devenons enfants de Dieu.

Si donc Dieu nous commande d’aimer nos ennemis, de leur pardonner, c’est pour que ceux qui nous haïssent deviennent eux aussi enfants de Dieu, pour qu’ils deviennent nos frères, pour que s’accomplisse en eux aussi le dessein divin de salut universel. Nous sommes ainsi tous appelés, nous les pardonnés de Dieu, à travailler à arracher à la mort éternelle ceux qui nous font du mal alors même qu’ils sont eux aussi aimés de Dieu, car Dieu ne veut perdre aucune de ses créatures, aucun de ceux qu’il a créés pour qu’ils deviennent ses amis. Que veut donc dire Jésus lorsqu’il demande à celui à qui on a pris son manteau de « ne pas refuser sa tunique », à celui qui a été frappé sur une joue de « tendre l’autre » (Lc 6, 29) ? Tout simplement de donner à celui qui nous a fait du mal ce qu’il n’a pas pu nous prendre, à savoir notre capacité à lui pardonner, notre capacité à espérer sa conversion, notre capacité à contribuer à ce qu’il accueille à son tour le pardon de Dieu, de manière à accomplir lui aussi sa vocation d’enfant de Dieu.

C’est pourquoi, si nous communions chaque dimanche, voire chaque jour, au Corps et au Sang du Seigneur, c’est bien pour que nous devenions capables d’imiter Jésus dans le don de son pardon. Jésus a livré son Corps et son Sang en nourriture pour les hommes, afin que ses frères et sœurs d’adoption que nous sommes, nous chrétiens, deviennent à leur tour instruments de pardon, afin que le Père soit glorifié, et le salut répandu dans le monde entier. Amen.

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