Homélie du 2 novembre 2003 - Commémoraison des fidèles défunts

Autant ne pas en parler!

par

fr. Philippe-Marie Margelidon

Autant ne pas en parler! Aujourd’hui on vit mieux et tellement plus longtemps qu’on a presque du mal à croire que l’homme est mortel. Pourtant elle est toujours là, l’affreuse mort, mais contrairement à nos anciens elle ne nous est plus familière. On la voit au cinéma, mais à distance, en série, excessive comme un spectacle. Or ce qui est excessif devient insignifiant.

Mourir est inévitable, nous le savons bien, mais il est toujours trop tôt pour y penser, et tout signe extérieur doit être exclu. L’ancien tabou du sexe n’est plus, c’est pourquoi il s’affiche partout et à propos de tout. La mort, elle, est interdite, on ne doit pas la voir ou en parler. On pourrait éventuellement la donner par compassion ou par amour, dit-on, quand la souffrance est trop grande et qu’il n’y a plus rien à vivre qu’une atroce déchéance. Quelle inversion et quel retournement en moins de cinquante ans!

Nous avons désappris à intégrer la mort dans la vie, nous l’ignorons au prix d’un refoulement qui ne dit pas son nom. Si l’on en croit les modernes, la nouvelle ère de la laïcité achevée sera celle de la mort sans pourquoi, sans appel, ni au-delà. Il n’y a rien à préparer, rien à vivre, rien à voir. La mort est à proprement parler inhumaine, avilie et anonyme. Elle nous met dans l’embarras, nous ne savons même plus quoi dire, le langage de la mort nous est devenu opaque et inconnu.

L’idéal serait de mourir sans s’en apercevoir, sans l’affronter et se laisser surprendre par elle sans avoir à prononcer son nom. On ne dit plus: «Il est mort» mais plutôt, « il nous a quitté». La mort est honteuse à l’homme post-moderne et post-chrétien. Nous cultivons tellement l’idée d’une félicité, d’une «euphorie perpétuelle» que nous refusons obstinément le malheur et la souffrance et à tout prix. Comme il faut se détacher de ses affections comme de ses souffrances, ne pas s’investir par des liens définitifs et que tout est relatif et provisoire, le deuil devra donc être de courte durée. Au chevet du mourant ou du malade qui osera encore faire venir le prêtre, même dans des familles chrétiennes, il parait que ça «risquerait de donner des idées noires».

La mort est aphone, sans voix et trop souvent sans pardon. A qui viendrait l’idée de prier «pour une bonne mort», de demander «la grâce de la persévérance finale» ou même d’apprendre aux enfants à «désirer le ciel»? Tout cela nous semble d’un autre temps. On va au cimetière pour la Toussaint, on fait son devoir de mémoire, mais combien savent encore prier pour les morts. D’ailleurs, à quoi cela sert- il? disent certains.

La mort nous embarrasse, les rites de la mort nous sont étrangers. Inquiétante et si moderne barbarie. Pourtant cette mort que nous n’osons pas nommer, il faudra bien que nous acceptions de la voir en face. Elle n’est pas un problème à résoudre, mais bien un mystère à vivre, pour le chrétien surtout. C’est pourquoi la mort doit avoir ses rites, une visibilité sociale et familiale qui ne doit pas être escamotée, diminuée.

La mort, la nôtre et celle de nos proches, n’est pas drôle, elle est pénible, douloureuse, telle est son réel et nécessaire visage. Nous savons aussi qu’ elle est un passage, une mort de soi-même qui est une mort à soi-même pour entrer dans la Vie, si du moins nous en sommes jugé dignes car nul n’échappera au jugement de Dieu. Nous sommes fait pour Dieu, pour ce qu’on appelle le Ciel, pour voir Dieu dans la communion des saints et des bienheureux, dans l’ exultation des anges.

Méditer sur la mort, la réapprivoiser n’est ni nécessairement morbide ni inutile. Bien sûr, elle nous prendra toujours de court. C’est pourquoi nous pouvons faire quelque chose pour nos morts, quelque chose d’inestimable et de puissant qu’on appelle la prière, la prière pour les morts. Si les saints prient pour nous, nous pouvons, que dis-je, nous devons prier pour tous ceux qui ne sont pas encore entrés dans la lumière et qui mendient notre intercession comme notre amour. On disait autrefois «prier pour les âmes du purgatoire», le mot n’est pas joli, certes, mais s’il n’y a pas de purgatoire pourquoi prier pour les morts? Car on n’entre pas dans la maison du Père par effraction, sans purification, sans préparation, ni même seul. Nous vivons les uns pour les autres et notre vie aux uns et aux autres est dans la main de Dieu. Prier chaque jour pour les morts comme le fait l’Église n’est pas un exercice facultatif ou inutile. Nous sommes dépendants les uns des autres, les vivants et les morts: invisible communion des saints dans la grâce et la charité qui nous unissent sans le voir, à des profondeurs que nous ne soupçonnons pas. Mystérieux échanges qui font la vie de l’Église.

Combien d’entre vous demandent encore à célébrer des messes pour les défunts de sa famille? Fort peu, car nous avons perdu le sens de la prière d’intercession pour les défunts et de la valeur de l’offrande du sacrifice de la messe pour les vivants et pour les morts. Il y a là aussi un symptôme révélateur de cette sécularisation de la mort chez les chrétiens, une perte de ce qu’est l’Église comme mystère de communion dans la charité. Pourtant, il ne tient qu’à nous de nous réapproprier la mort et ses rites, de les vivre dans le mystère surnaturel de l’espérance chrétienne, de secouer notre atonie spirituelle, et de dilater notre cœur aux dimensions du Ciel pour nous-mêmes et pour tous les hommes.

L’espérance n’est pas un vain mot, elle est au pied de la croix sous la garde de saints, elle nous est confiée; et s’il est vrai que chaque homme dans sa nuit s’en va vers la lumière, il ne sera pas dit que nous, vivants sur la terre, nous n’y serons pour rien. Amen.