Lorsqu’on évoque 60 années de célébrations dans cet édifice, c’est d’abord l’action de grâce qui monte de nos cœurs. 60 années de louange adressée à Dieu, 60 années de prières, aussi bien vocales que secrètes, dans la joie ou dans les larmes, 60 années où, chaque jour sans exception, le mystère pascal a été célébré. Ici, quotidiennement, le sacrifice rédempteur du Christ, sa pâque, est rendu actuel, par la célébration de l’eucharistie. Tous les sacrements y ont été célébrés au long des années. Chaque jour, ici, le peuple de Dieu est venu puiser aux sources de la vie, celle qui ne passe pas. Et aujourd’hui, nous rendons grâce à Dieu d’avoir permis cela.
Une église est plus qu’un lieu sacré, comme il y en a dans toutes les religions. Une église relève de l’incarnation. Le Christ n’a pas voulu que ceux qui lui sont unis ne forment qu’une communauté spirituelle. De même que le Verbe s’est fait chair, en un temps et en un lieu, il veut que l’assemblée qu’il réunit — église vient de ecclesia, qui signifie assemblée, convocation — s’incarne elle aussi en un lieu, et dans le temps. Non seulement parce qu’une assemblée humaine a besoin de se réunir — on le sait bien quand cette réunion est impossible ! — mais parce que cette incarnation se réalise tout spécialement lors de la célébration de l’eucharistie. Car c’est en nous donnant son corps et son sang en nourriture que le Christ fait de nous son Corps ecclésial, son plérôme. Nous arrivons dans cette église, d’Orient et d’Occident, du Nord et du Midi, et par l’œuvre du Christ et de l’Esprit, nous repartons en étant davantage le Corps du Christ et sa plénitude. Si bien que cette église est semblable à des entrailles maternelles qui engendrent sans cesse les enfants à la vie divine. Il n’y a rien de plus concret, de plus charnel, de plus familial que la vie chrétienne.
Il y a donc ce qui se voit et ce qui ne se voit pas. Par prudence, on ne dira rien ici de l’esthétique du lieu : soixante ans après, elle suscite toujours autant de controverses. Il est plus important de relever, dans l’ordre de ce qui se voit, la participation des fidèles laïcs, des paroissiens, des amis du couvent, à la vie de cette église et en union avec les frères. Dieu seul peut faire le compte du dévouement déployé par tous ceux qui sont venus et viennent en ce lieu ; à vue humaine, il est incalculable. En ce sens, cette église a permis d’incarner vraiment l’esprit du concile Vatican II selon lequel les célébrations sont celles de toute l’assemblée. La vie de l’Église est comme un grand offertoire : les fidèles apportent les offrandes, et c’est Dieu qui les transforme, en en faisant des biens divins. Œuvre conjointe, divine et humaine, visible et invisible, où Dieu fait le principal, mais où il ne peut rien faire si les hommes ne s’associent pas à son œuvre. « Dieu, qui t’a créé sans toi, ne veut pas te sauver sans toi », dit saint Augustin, que l’on peut paraphraser à propos de l’Église : « Dieu, qui t’a fondée sans toi, ne veut pas te faire grandir sans toi. » C’est ce qui se vit ici depuis 60 ans, et c’est une œuvre admirable.
Au cœur de cette vie, de toutes ces célébrations, il y a la liturgie. Le Seigneur a permis que cette église, précisément, soit le lieu de création et de déploiement d’une liturgie renouvelée, propre, elle aussi dans la lumière des principes de Vatican II. On la doit à Frère André Gouzes et à nos frères Jean-Philippe Revel et Daniel Bourgeois. Elle habille depuis 50 ans les offices chantés dans cette église — qui a même donné son nom à une messe, la messe de Rangueil. Cette liturgie est à la fois le langage de l’assemblée et le signe de sa vitalité. Une liturgie vivante est le meilleur signe d’une église vivante, et sa qualité témoigne de ce qui s’y vit : « Dis-moi quelle est ta liturgie et je te dirai ce que tu vis. » Elle dit qu’un culte vivant est ici rendu à Dieu et que dans l’édifice de pierre — ou plutôt de béton — l’assemblée est devenue temple spirituel, selon la grande image paulinienne. Appuyé sur la pierre d’angle qu’est le Christ, sur les colonnes que sont les Apôtres, chaque fidèle devient pierre vivante, à l’image des tessons colorés qui composent les murs et qui forment réunis un unique édifice. Et, tous ensemble, ils célèbrent le culte rendu à Dieu.
Enfin, il faut pour terminer rendre hommage à celle à qui cette église est vouée, la Vierge Notre Dame du Rosaire. Il ne nous est pas indifférent que, sous ce titre, soit évoquée cette dévotion du rosaire, confiée spécialement à l’Ordre des Prêcheurs. Elle est la dévotion première de l’Ordre, celle qu’il maintient depuis plus de cinq siècles, et sans doute aussi celle qui le maintient dans les turbulences de la vie de l’Église et du monde (peut-être fut-ce encore le cas dans les années si difficiles qui ont suivi le Concile). Dans la rudesse du béton, il ne fallait pas moins que la douceur mariale pour réconforter, réchauffer le cœur des fidèles. Dans cette église la Vierge, mère de Dieu et de l’Église, continue invisiblement d’enfanter à la vie divine ceux qui renaissent du mystère pascal du Christ. Combien de millions d’Ave Maria se sont-ils élevés de ces bancs pour confier à la Vierge les intentions qui animent les cœurs ? Saint Jean-Paul II l’écrivait dans sa Lettre sur le Rosaire en 2002 : par cette prière, Marie nous apprend et nous aide à contempler le Christ. Et il ajoutait : « Par le Rosaire, le croyant puise d’abondantes grâces, les recevant presque des mains mêmes de la Mère du Rédempteur. » C’est aussi cela qui se vit ici depuis 60 ans. Et, en suppliant la Vierge Marie de continuer à exercer sa médiation maternelle, avec elle nous rendons grâce au Père pour les soixante années de bienfaits dont il nous a comblés.
Et, avec le patriarche Jacob, nous nous écrions : « C’est ici la maison de Dieu et la porte du ciel » (Gn 28, 17).