Homélie du 28 mars 2021 - Dimanche des Rameaux et de la Passion du Seigneur

De l’entrée triomphale au Golgotha

par

fr. François Daguet

La célébration de ce jour est l’une des plus étranges de l’année car elle fait mémoire de deux événements qui peuvent nous sembler contradictoires. Elle commence dans l’euphorie, avec l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, et elle se termine dans le drame par le récit de sa Passion et de sa mort. À l’enthousiasme succède le désespoir, à la joie, la peine, à la lumière, les ténèbres.

Nous pourrions être tentés de choisir l’un de ces deux pôles. Privilégier la joie des Rameaux, mais fuir la douleur de la Passion, un peu comme ces personnes qui, aujourd’hui, sont venues chercher leur rameau de buis pour l’année, mais ne sont pas restées pour la suite de la cérémonie. Il y en a d’autres, moins nombreuses sans doute, qui ne regardent que la Passion en oubliant le triomphe de l’entrée à Jérusalem. Il me semble que l’enjeu de notre vie chrétienne est de parvenir à tenir les deux, que toute notre vie chrétienne se tient dans l’entre-deux, en quelque sorte. Tous et chacun, un jour ou l’autre, nous avons goûté la joie des beaux rassemblements d’Église : lors d’une ordination, d’une profession religieuse, d’un mariage, d’une grande célébration… et nous avons senti que nous goûtions comme une anticipation de la vie éternelle, comme si un coin du voile qui nous en sépare avait été, pour quelques instants, levé. Mais nous connaissons aussi ces moments d’affliction profonde, lorsque nous sommes en face de la mort, de la maladie, de la souffrance d’un proche ou de nous-mêmes, ces moments qui nous mettent face à l’absurdité du monde, et qui suscitent en nous cette pensée que les impasses de la vie sont une fatalité, qu’il n’y a pas d’autre issue. « Vanité, tout est vanité », dit l’Ecclésiaste. Et, alors, nous nous demandons si nous n’avons pas vécu dans l’illusion lorsque nous nous réjouissions de l’enthousiasme partagé. Il n’y a pas de honte à reconnaître que, selon les temps, nous connaissons ces deux états.

On pourrait être tenté de considérer que cette tension, cette dialectique, entre la joie et la souffrance, entre la lumière et les ténèbres, est constitutive de tout le réel. Certains, et non des moindres, ont théorisé cela, en suggérant que c’est de cette opposition irréductible que jaillit la voie à suivre, dans un dépassement des contraires qui s’opère en nous-mêmes. Hegel va jusqu’à concevoir un « vendredi saint spéculatif » où Dieu, par la mort de son Fils, s’oppose à lui-même, et de cette opposition jaillirait le dépassement. La pensée hégélienne a tellement pénétré notre univers que nous cédons volontiers à ces conceptions, si nous n’y prenons pas garde. Or il faut s’en garder, car ni Dieu, ni le réel, ne sont dialectiques : le bien et le mal ne doivent jamais être mis sur le même plan.

La voie que nous sommes invités à suivre est d’un autre ordre. Elle n’est pas spéculative, mais éminemment pratique. Elle consiste à mettre nos pas dans les pas du Christ qui, seul, peut nous aider à franchir ce chemin où, livrés à nous-mêmes, nous avons toute chance de nous perdre et d’abandonner. L’enjeu est de parvenir à le suivre depuis cette entrée à Jérusalem jusqu’au Golgotha, et même jusqu’au matin de Pâques. Il faut accepter de ne pas comprendre à l’avance ce que nous allons vivre. Ne croyons pas que nous soyons différents des Apôtres et en particulier de Pierre. Bien souvent, nous sommes nous aussi portés à proclamer : « Je te suivrai partout où tu iras » : c’est notre côté entrée à Jérusalem. Et puis nous allons le renier par trois fois : c’est notre côté Golgotha. N’imaginons pas qu’il nous faut d’abord comprendre pour croire. Jésus dit à chacun de nous, comme à Pierre en lui lavant les pieds : « Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent ; par la suite, tu comprendras » (Jn 13, 7). Ce que résume en quelques mots saint Augustin : « Crois d’abord, plus tard tu comprendras. »

Pendant cette semaine, le plus sûr chemin est celui que la Vierge Marie a emprunté. Elle seule n’a pas failli, elle seule a gardé la foi jusqu’au Golgotha, elle seule a tenu jusqu’au matin de Pâques. Ne croyons pas que sa foi était lumineuse. Elle était au contraire d’une obscurité complète. Face à l’iniquité du monde, face au règne de l’absurde, face à son fils crucifié par les hommes, elle a tenu dans la foi. C’est elle qui doit être notre guide en ce chemin de Pâques, celui qui nous fait passer de l’entrée triomphale à Jérusalem au Golgotha puis au sépulcre vide. Cette dernière semaine est, comme la première — celle de la création rapportée par la Genèse — ponctuée jour après jour dans l’Évangile selon saint Jean. Vivons ces étapes, une par une, et nous parviendrons jusqu’au matin de Pâques, dans une lumière où tout sera renouvelé. Nous ne savons pas par où le salut du Christ nous fait passer, mais nous savons, dans la foi et l’espérance, qu’il veut nous sauver. Il veut nous faire vivre ce chemin de Pâques.

Le croyons-nous ? Oui, Seigneur, « je crois, viens au secours de mon incrédulité » (Mc 9, 24).