Homélie du 30 juin 2019 - 13e Dimanche du T.O.

Grandeur tragique du sacerdoce (pour la 1re messe de fr. Jean-Thomas)

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C’est avec joie que j’ai accueilli l’invitation du frère Jean-Thomas, qui préside sa première messe, à prononcer les quelques mots de la liturgie du jour ; et c’est avec une émotion étrange que je me trouve ici, à m’exécuter à cet endroit précis, un dimanche, pour la première fois depuis ma première messe, il y a vingt-huit ans. Ce jour-là, les êtres ordonnés hier vagissaient encore, et les voilà prêtres.
— Y a-t-il une grâce particulière du jeune prêtre ?
— Certainement.
— Laquelle ?
— Je ne sais pas.
Cette grâce relève de la nouveauté et surtout de la jeunesse, et cela n’est pas rien, mais ne confondons pas un don de la grâce et un prêt de la nature. Je ne crois pas beaucoup à une grâce divine qui n’aurait pour seul objectif que de s’estomper avec l’âge.
Mais peu importe, quelque chose se passe, qui nous surplombe, soyons-y sensibles. La grâce du Christ passe désormais par autant de prêtres de plus, c’est sa première vertu, et nous la recevons avec autant de fraîcheur qu’elle se donne.
À défaut de tout comprendre, les hasards de la liturgie nous mettent devant un évangile, flanqué de la première lecture, qui dessinent comme un ordre de route du nouveau prêtre, de l’apôtre au bivouac. Ce n’est pas un encouragement un rien trop mièvre, entre exercice d’admiration et invocations complaisantes sur l’espérance, à la manière des magazines catholiques. C’est une page tragique.
Non point triste, ni dramatique, mais tragique : le tragique révèle la grandeur, le conflit, le sacrifice, le don de soi, mort et résurrection mêlées. « Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem ». Les traductions françaises, pour cette phrase, parlent français et donc accentuent une certaine abstraction. On trouve aussi : « Jésus s’arma de courage », etc. Le texte est plus concret : « Il affermit sa face. » Il sait où il va, ce qui va se passer, et il affermit sa face. La Passion commence dans cette décision prise au plus profond de sa volonté, donc aussi avec son corps.
Vous le savez, nous affermissons la face lorsqu’il faut y aller : écouter un raseur, plonger dans l’eau glacée, ou bien au contraire subir la messe dans une église trop chaude. Il faut affermir sa face, tout le corps participe à cet acte de courage. Quand il faut y aller, il faut y aller.
Mais de quoi s’agit-il pour l’heure ? Jésus envoie ses disciples devant lui. Il leur fait trois recommandations. De telles recommandations sonnent à nos oreilles comme autant de marqueurs pour les nouveaux prêtres, les conditions spirituelles de sa fécondité.

Première recommandation. Jésus interdit à ses disciples de faire tomber le feu du ciel et de détruire les adversaires. Ainsi en va-t-il des lois de la providence divine : Dieu n’intervient pas sur terre pour nettoyer au napalm le terrain apostolique. Il ne glorifie pas les bons, il n’écarte pas les méchants. Cela se verrait.
Il n’y a qu’un cas recensé d’une telle intervention, c’est la bataille finale du Seigneur des Anneaux, lorsque l’écroulement de la Tour et de l’œil de Sauron provoquent la disparition sous terre de son armée d’Orques et de Trolls, à deux pas de l’armée des Hommes et des Elfes, elle, intacte.
Au ciel, tout sera rétribué par Dieu, au millimètre. Sur terre, tout continuera à prospérer, le meilleur, le pire et le médiocre, entrelacés jusqu’à la fin de ce monde. C’est assez dire que, pour des jeunes prêtres, les obstacles ne manquent pas. Ils apprendront à se battre, pour la vérité de la foi, contre le mensonge, la lâcheté, les compromissions avec le monde, et leur propre péché. Rien n’est acquis, tout est à faire, rien ne se fera tout seul. La grâce de Dieu ne manque jamais, elle conduit au Salut, elle ne trahit personne.
Mais elle n’agit pas à notre place. Toutes les défaillances sont de notre côté, et ne seront pas compensées. Il y a des trous dans la providence, et ces trous sont les nôtres. Comme le dit ce génie du christianisme qu’est saint François de Sales : « Dieu ne manque jamais à la grâce, c’est nous qui y manquons. » Le feu du ciel ne tombera pas. Il serait déjà tombé depuis Jésus, et plusieurs fois.

Deuxième recommandation. À cet homme qui veut enterrer son père, faire ses adieux aux gens de sa maison, bref, honorer sa famille, de laquelle il a tout reçu, non pas tout mais tant, Jésus répond : « Laisse les morts enterrer les morts. » Il reprend ainsi la réponse d’Élie à Élisée dans la première lecture. Phrase terrible, qui peut serrer les cœurs des parents de prêtres, de religieux et de religieuses. Non sans raison, mais c’est ainsi.
Une des conditions de la fécondité de l’apôtre est d’être parti, d’avoir quitté sa famille. On ne quitte que ceux que l’on aime. Réalité tragique, oui, mais n’oublions pas qu’il en va de même pour le mariage. La première phrase adressée par Dieu dans la Bible, dans le cadre de la préparation au mariage d’Adam et d’Ève, première réunion au presbytère du jardin d’Éden, est celle-ci : « L’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme. » Il faut avoir quitté sa famille pour fonder son foyer. Sans quoi quelque chose de l’amour ne peut pas se mettre en place, et les ennuis commencent.
À plus forte raison pour les prêtres. Ils se donnent à Dieu, à l’Église et à leur troupeau. Il semble difficile de se consacrer, de surcroît, à sa famille. La vie d’un prêtre n’est pas ce que l’on fait quand la journée de travail ou de famille est finie. Elle occupe tout l’agenda, non par suroccupation de médecin (des âmes) sans frontières, mais parce que le Christ-Prêtre prend toute la place du cœur d’un prêtre. Il n’y a pas surcharge : il y a concurrence.

Troisième recommandation. « Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu. » C’est l’une des phrases les plus radicales de l’Évangile. Les tièdes qui reconfigurent notre société diraient : l’une des plus clivantes.
L’apôtre qui a donné sa vie peut être tenté de la reprendre, par morceaux ou bien en entier. Ne fût-ce que par dégoût de voir dans quel mépris il va être traité dans les années à venir. En fait de mépris, on voit ces temps-ci des motifs justes mais ponctuels dessiner une situation universelle mais injuste. C’est alors qu’il bute sur la phrase de Jésus : « Quiconque met la main à la charrue… » Il est marqué par un sacrement, il est configuré au Christ, il a laissé des empreintes digitales sur la charrue. Le voilà coincé par sa liberté même, en tant qu’elle est donnée.

Dieu discute le bout de gras avec Raymond Devos : — Tu es bien le fils d’Abraham ? demande Dieu. — Entre autres, répond Devos. — Si je t’ai choisi, c’est que je n’ai trouvé personne d’autre…
Ainsi sommes-nous, pauvres prêtres, choisis par le Christ, sans doute parce qu’il n’a trouvé personne d’autre. C’est à lui d’être fidèle à notre promesse : nous donner la grâce de nous configurer à lui. C’est lui la source de tout le sacerdoce. Qu’il nous fasse ruisseaux.