Avec ce passage, qui fait suite à celui dit des pèlerins d’Emmaüs hier, nous atteignons le soir du jour de la Résurrection. Il s’est produit déjà bien des événements : le tombeau vide, l’apparition à Marie-Madeleine et aux saintes femmes, l’apparition à ces deux pèlerins d’hier, et sa disparition à la fraction du pain, celle, mentionnée ici, à Simon Pierre…
Ce qui frappe dans l’apparition du soir, c’est l’extrême réalisme de la résurrection dont elle témoigne. Le Ressuscité n’est pas un esprit qui peut revêtir une figure corporelle, comme ses apparitions-disparitions pourraient le laisser accroire. Il n’est pas comme les anges, qui n’ont pas de corps par nature, mais peuvent en revêtir l’apparence. Le Ressuscité a un corps, il est spirituel et corporel. La corporéité est engagée dans la résurrection, elle en fait partie. Le fait que Jésus mange devant ses disciples — il recommencera lors de l’apparition au bord du lac en Jn 21 — témoigne que c’est toute la réalité de la personne du Christ qui a traversé la mort jusqu’à ressusciter.
Certes, l’état du corps ressuscité du Christ n’est pas le même qu’avant. Il a des qualités que le nôtre n’a pas, il n’est pas soumis aux contraintes de l’espace, du temps, de la quantité… La connaissance qu’on en a est nécessairement limitée, et il n’est pas vraiment utile de s’interroger sur le sort des aliments absorbés par Jésus avec son corps ressuscité.
L’important est de saisir que ce corps participe à la vie éternelle dans le Christ, et qu’il participe à la communication de la vie nouvelle à ceux qu’il rencontre. Le corps eucharistique du Christ est inséparablement son corps crucifié et glorifié, le lieu de son sacrifice et le fruit de celui-ci. Et c’est le moyen qu’il choisit pour nous communiquer sa vie qui ne passe pas, dont nous vivons déjà, même si nous ne le percevons pas. En se communiquant à nous par son corps, le Christ nous communique sa vie, et cela, non seulement à notre esprit, mais jusque dans notre propre corps. Et la communication de cette vie ira, au dernier jour, jusqu’à la résurrection de ce corps qui est nôtre. Jésus l’a annoncé explicitement dans le discours du Pain de vie, et il en témoigne par sa propre résurrection.
Il n’est pas indifférent de savoir que notre corps sera associé à la vie éternelle de notre âme. Ce sera notre corps. Comment le sera-t-il ? Là encore, une certaine prudence est bienvenue. Mais on peut essayer d’approcher à travers une image, empruntée au P. Molinier. Il s’interrogeait sur le génie de Mozart ou de Chopin, et remarquait que le piano faisait corps avec eux, leur génie, leur esprit s’exprimait comme directement par l’instrument qui ne faisait plus qu’un avec eux. C’est une image pour saisir que notre corps glorieux sera pleinement soumis aux sollicitations de notre esprit, et en sera l’expression la plus parfaite et la plus tangible. « Nous jouerons du corps glorieux. » Le corps ne sera plus, comme il l’est souvent ici-bas, un lieu de pesanteur et de contrainte, il sera l’instrument de l’âme, l’harmonie du corps et de l’âme sera totale. La vie éternelle, dans sa plénitude, ce n’est pas être délivré de son corps comme d’une prison, c’est retrouver cette harmonie spontanée du corps et de l’âme que le péché a détruite, au moins partiellement. Et ainsi, nous serons semblables au Christ, jusque dans sa corporéité glorieuse. Voilà ce qui commence, réellement, au jour de la Résurrection. Voilà ce qui a commencé, pour chacun de nous, au jour de notre baptême, lorsque notre corps est devenu le temple de l’Esprit-Saint. Voilà ce qui est renouvelé à chaque fois que nous recevons le Corps du Seigneur dans le sacrement de sa vie, que nous célébrons.