Homélie du 3 février 2019 - 4e Dimanche du T.O.

Jésus à Nazareth

par

Daniel Vigne

Ce que nous venons d’entendre est la suite directe de l’Évangile de dimanche dernier sur la venue de Jésus à Nazareth. Nous n’avions eu que le début, plutôt joyeux, de l’événement. Aujourd’hui le récit est plus sombre. C’est une sorte de drame en trois actes, qu’on pourrait résumer ainsi : Acte 1, un lecteur admiré ; Acte 2, un guérisseur suspecté ; Acte 3, un homme chassé, voire pourchassé, mais qui va son chemin. Reprenons ces trois moments du récit. Au tout début de sa vie publique, donc, le Christ revient dans son village. « Il sera appelé Nazaréen », disait une prophétie, ce qui suggère qu’avec ce lieu, Jésus n’a pas seulement un lien géographique. Les habitants de Nazareth forment une sorte de grande famille dont il fait partie. Or c’est le sabbat : avec ses voisins, ses cousins, que l’Évangile appelle ses frères et ses sœurs, le voici qui se rend à la synagogue.

Et là, stupéfaction, acte 1 du drame : celui que tout le monde croit bien connaître fait la lecture d’un passage d’Isaïe, et soudain quelque chose d’extraordinaire se passe. Jésus est rayonnant. « Jamais homme n’a parlé comme cet homme », diront un jour les soldats envoyés pour l’arrêter. Les habitants de Nazareth en font l’expérience : la Parole lue par Jésus, la parole de Jésus tranche sur les paroles connues, habituelles et humaines. Les gens, dit l’Évangile, « s’étonnaient des paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche ».

Mais aussitôt, et c’est l’acte 2, certains doutent et se rétractent. « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » On le connaît, pour qui se prend-il ? Après l’admiration, la suspicion. Le début du texte traçait une icône de Jésus Messie, rayonnant de sagesse, mais cette image s’obscurcit. Il était la vedette, il devient l’accusé. Par jalousie, évidemment, les gens se disent — et Jésus le lit dans leurs pensées : « Ah, voilà celui qui joue les thaumaturges, qui paraît-il fait des miracles, et qui se taille déjà une petite célébrité dans la région ! Mais on ne nous la fait pas ! Certes, c’était un bon gars, un bon garçon, mais qu’il n’aille pas trop loin dans ses ambitions ! Assez parlé, le charpentier ! » — Or à ce moment du drame, non seulement Jésus ne se tait pas, mais il met en lumière, avec une sagesse admirable, l’étroitesse de pensée de ses accusateurs. Il le fait à travers un petit midrash sur deux prophètes anciens, un récit inattendu sur lequel nous allons revenir, et qui déclenche leur colère ; une lecture de l’Écriture qui les met hors d’eux-mêmes.

Alors c’est l’acte 3, d’une violence incroyable : cette foule de juifs pieux devient une meute enragée. Ils étaient rassemblés pour prier, les voilà habités par le désir de tuer. La vedette est devenue la victime. Ils veulent lyncher Jésus, ils le poussent jusqu’à une falaise d’où ils veulent le précipiter… Mais lui, dit l’Évangile, passe au milieu d’eux et va son chemin. Magnifique prédiction du fait que la haine et la mort n’ont pas de pouvoir sur Jésus. Il les traverse ici, comme plus tard il traversera la pierre du tombeau. La violence des hommes peut bien se déchaîner, il en sera vainqueur par l’innocence et l’amour. Ainsi le drame de Nazareth annonce celui de la Passion, dont Jésus sortira plus vivant que jamais. Rien ne peut arrêter le Christ, Sauveur des hommes, lui, la Sagesse en personne.

Mais pour mieux comprendre le sens du récit, revenons au midrash de l’acte 2, cette évocation du Livre des rois qui déclenche la colère des juifs rassemblés. Que dit le Seigneur ? Il évoque deux prophètes, Élie et Élisée, le premier qui nourrit une veuve, le second qui guérit un lépreux. Et surtout, il souligne ce fait capital : que la veuve était de Sarepta, au nord et en dehors du territoire d’Israël, dans le Liban actuel, et que Naamân le lépreux était de Syrie, de la région de Damas, encore plus loin de la Terre sainte. Autrement dit, des étrangers, et dans le cas de Naamân, un ennemi, puisque ce chef d’armée faisait des razzias contre Israël. Or, grâce à Élie et Élisée, nous apprenons que Dieu s’intéresse à ces gens-là, puisqu’il les soulage, les guérit, leur veut du bien… et c’est bien là le problème.

« Quoi, nous ne sommes pas, nous, au centre ? Quoi, ces gens-là comptent pour Dieu, peut-être plus que nous-mêmes ? » Voilà ce qui dérange les Nazaréens, car cela contredit non seulement leur fierté de peuple élu, mais leur vision de la religion. Dieu n’est pas votre propriété, leur dit Jésus ; Dieu aime aussi… les autres. Et de même le prophète n’est pas ce que vous croyez. Il n’est pas une vedette cherchant à briller : le propre du prophète est qu’il est décentré, au service d’un Autre et tourné vers d’autres. Il ne veut rien, ne revendique rien : il donne, il voit loin, il aime. Il traverse les barrières dans lesquelles nous nous enfermons et enfermons les autres. Le vrai prophète, le souffle de l’Esprit le pousse vers ce qui est petit et qui souffre, comme cette pauvre veuve, et même vers ce qui paraît menaçant et hideux, comme cet homme violent et lépreux.

Et Jésus, qui est plus qu’un prophète, accomplit et parachève le mouvement de dépassement que les prophètes avaient inauguré. Lui, le Fils de Dieu, lui vient du ciel (et pas seulement de Nazareth) se penche sur nos misères, prend sur lui nos violences, nous guérit de nos lèpres. Il est Ami des hommes, de tous les hommes. Il n’appartient à personne, mais se donne à chacun. Voilà le sens profond de sa parole et de sa mission, qui choqueront toujours les bien-pensants, les Nazaréens étroits que nous sommes. Alors laissons-le nous montrer le chemin. Laissons Jésus traverser notre cœur endurci comme il passe à travers cette foule hostile. Laissons-le nous guérir de nos peurs et de nos haines, de toutes nos peurs et de toutes nos haines, pour nous entraîner à sa suite sur le chemin de l’amour.