Homélie du 29 avril 2012 - 4e DP

« La bonne brebis »

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Le projecteur, en ce quatrième dimanche de Pâques, est d’ordinaire braqué, pleins feux, sur le visage du bon Pasteur. Eh bien, je vous propose aujourd’hui de déplacer le faisceau lumineux pour concentrer notre regard sur celle qui se tient, modeste, aux pieds du bon Pasteur, je veux dire la «bonne brebis». Puisqu’elle est, en définitive, notre modèle. Or cette bonne brebis, outre d’être grassouillette et laineuse, qualités qui ne sont pas à la portée de tous, se définit par deux propriétés remarquables et par nous plus imitables. Primo, la bonne brebis appartient au bon Pasteur; elle est sa propriété, son héritage. Secundo, elle possède un instinct très sûr pour reconnaître la voix du bon Pasteur et elle ne la confond avec aucune autre.

I. Si le mercenaire prend la poudre d’escampette dès que le loup pointe l’oreille, c’est, dit l’Évangile, que «les brebis ne lui appartiennent pas» (Jn 10, 12). Il n’en a rien à faire; elles lui sont indifférentes. Si, par contre, Jésus donne sa vie pour ses brebis (Jn 10, 15), c’est-à-dire pour nous, c’est parce que nous lui appartenons. Et nous lui appartenons à un double titre.

D’abord, parce que nous sommes le cadeau qu’il reçoit de son Père. Et un cadeau, on en prend soin. Je suis frappé par le fait que, dans l’Évangile de Jean, quand Jésus parle de ses disciples, il les désigne très souvent comme ceux que le Père lui a donnés. «Ils étaient à toi et tu me les as donnés» (Jn 17, 6; cf. aussi Jn 17, 2.9.24). Les brebis appartiennent à Dieu parce qu’elles sont ses créatures. «Il nous a faits, dit le Psaume, et (c’est pourquoi) nous sommes à lui, son peuple et le troupeau de son bercail» (Ps 99, 3). Mais Dieu le Père nous a créés dans le Fils. Il a voulu que nous reproduisions «l’image de son Fils, afin que ce Fils soit l’aîné d’une multitude de frères» (Rm 8, 29).

Hélas, nous n’avons guère été à la hauteur de notre vocation puisque, à l’instar de la fameuse chèvre de M. Seguin, nous avons pris la tangente, la clé des champs, tant l’herbe nous semblait plus verte dans le champ du voisin. Alors le Fils est sorti dans la nuit et le brouillard pour récupérer son bien et arracher la brebis perdue de la gueule des loups. Pour la rejoindre, il s’est déchiré aux buissons et il s’est blessé dans les rochers. Pour la sauver, le pasteur s’est fait agneau, agneau pascal, agneau immolé, car, dit-il, «c’est la volonté de celui qui m’a envoyé que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné» (Jn 6, 39). Nous appartenons donc au Fils non seulement parce que nous avons été créés en Lui et pour Lui, mais aussi parce qu’il nous a rachetés. Et il a payé le prix fort: «Je donne ma vie pour mes brebis» (Jn 10, 15). Par sa Croix, comme le berger par sa houlette, il a rassemblé «dans l’unité les enfants de Dieu dispersés» (Jn 11, 52), et, quand il n’y aura plus qu’un seul troupeau, un seul pasteur, alors il remettra toutes choses au Père (cf. 1 Co 15, 24). «Ceux que tu m’as donnés, Père, je n’en ai pas perdu un seul» (Jn 18, 9). Voilà le roc inébranlable de notre espérance.

II. Le salut ne vient pas de nous – il est une initiative gratuite de Dieu -, mais il nous appartient d’y collaborer. Comment? En écoutant la voix du bon Pasteur. En gardant sa parole, en la mettant en pratique, bref, en suivant l’Agneau partout où il va» (Ap 14, 4). Pour ce faire, la bonne brebis a reçu de l’Esprit saint une sorte de sixième sens, un instinct très sûr qui lui permet de reconnaître entre mille la voix du vrai Pasteur. Impossible pour elle de confondre la voix de Jésus avec ses imitations et contrefaçons, tous ces appeaux sophistiqués qu’invente le démon pour attirer à lui les brebis et les dévorer tout cru. «Les brebis, dit Jésus, connaissent ma voix. Elles ne suivront pas un inconnu; elles le fuiront au contraire, parce qu’elles ne reconnaissent pas la voix des inconnus» (Jn 10, 4-5). Oui, dans le brouhaha confus des opinions humaines, dans cette grande foire aux idées qui se déverse sur lui, le chrétien ne dresse l’oreille qu’à la Parole de Dieu: «Nous ne cessons de rendre grâces à Dieu, écrit saint Paul aux Thessaloniciens, de ce que, une fois reçue la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie, non comme une parole d’hommes, mais comme ce qu’elle est réellement, la Parole de Dieu» (1 Th 2, 13). Considérons Marie-Madeleine au matin de Pâques. Jésus est voilé à ses yeux en pleurs, mais il parle et elle le reconnaît aussitôt à sa voix, la voix du bon Pasteur qui appelle chacune des brebis par son nom personnel: «Marie» (Jn 10, 3; 20, 16 ).

Cet instinct, la doctrine catholique l’appelle le sens de la foi, le sensus fidei. La foi, la foi vécue, la foi mise en pratique, engendre dans le cœur du croyant une intimité avec le Christ qui, à son tour, lui donne comme des antennes; elle lui confère une sorte de flair infaillible pour les choses de Dieu. Quand on connaît quelqu’un de l’intérieur, par le cœur, on sait très bien si telle ou telle parole, telle ou telle action qu’on nous rapporte à son sujet, est vraie ou fausse selon que cela, comme on dit, lui ressemble ou ne lui ressemble pas. Cette connaissance du cœur, Dieu l’avait promise par le prophète Jérémie: «Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant: ‘Ayez la connaissance du Seigneur’. Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands» (Jr 31, 34). Mais c’est Jésus qui nous l’a communiquée en répandant l’Esprit saint dans nos cœurs. «Quant à vous, dit saint Jean, vous avez reçu l’onction venant du Saint, et tous vous possédez la science» (1 Jn 2, 20) et «vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne» (1 Jn 20, 27). Le Saint, c’est Jésus, l’onction, c’est l’Esprit. Cet Esprit qui nous «introduit dans la vérité tout entière» (Jn 16, 3), parce qu’il nous donne d’intérioriser les paroles de Jésus, de les faire nôtres et d’en pénétrer ainsi le sens.

Mais attention, ce sens de la foi, s’il est éminemment personnel, n’est pas individuel. Il ne donne sa vraie mesure que chez les brebis qui ne s’éloignent pas du troupeau, celles qui écoutent la voix des pasteurs – le pape, les évêques – à qui le bon Pasteur les a confiées: «Pais mes agneaux, pais mes brebis», dit Jésus à Pierre (Jn 21, 15-16). «Qui vous écoute, m’écoute» (Lc 10, 16). C’est seulement dans la communion de l’Église que l’instinct de la foi peut se déployer et s’épanouir dans le cœur du croyant. Car c’est à l’Épouse, c’est-à-dire à l’Église, et à l’Épouse seule, que le Bien-aimé fait entendre sa voix. Quant à nous, brebis fidèles, qui nous tenons là au cœur de l’Église et qui l’entendons, nous sommes ravis de joie à la voix de l’Époux. Telle est notre joie, et elle est complète (cf. Jn 3, 29).