Le contexte de cette controverse entre Jésus et les sadducéens est aisé à saisir. Contrairement aux pharisiens, qui professaient une résurrection des morts, les sadducéens n’y croyaient pas. Ayant connaissance de l’enseignement de Jésus qui n’allait pas dans leur sens, ils cherchent à le piéger en faisant apparaître que sa position n’est pas tenable. En s’appuyant sur une prescription de la Loi de Moïse — cette loi dite du lévirat qui veut que la veuve d’un homme sans descendance épouse son frère, pour ne pas laisser se disperser l’héritage — ils veulent montrer que l’affirmation d’une résurrection conduit à une situation contradictoire avec la Loi de Moïse, parce qu’elle devient inapplicable. Leur raisonnement repose sur un syllogisme simpliste : si les corps ressuscitent, la Loi conduit à une situation absurde ; ce qui est impossible. Donc les corps ne ressuscitent pas.
Ce faisant, ils soulèvent en fait deux questions différentes. D’une part, celle de la résurrection des corps et, d’autre part, celle du statut des corps dans le monde à venir, ce monde qui, pour eux, n’existe pas. Jésus démonte le syllogisme des sadducéens et apporte de précieuses réponses sur chacun de ces deux points.
D’abord sur la réalité de la résurrection des corps. Vous êtes peut-être surpris que, pour répondre à ses contradicteurs, Jésus n’invoque pas ce texte lu en première lecture, tiré du Livre des Maccabées. C’est un des textes les plus explicites de l’Ancien Testament sur la résurrection des corps. Mais les sadducéens ne reconnaissaient pas le caractère canonique des écrits tardifs comme ce Livre des martyrs d’Israël. Il fallait donc se référer à un texte plus ancien et décisif. Jésus convoque donc ce passage célèbre de l’Exode (3, 6-15), l’épisode du Buisson ardent et de la révélation du Nom divin. En révélant son nom, le nom imprononçable de la divinité pour les juifs, Dieu se manifeste comme étant le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Et, tout en citant ce texte que nul ne peut ignorer, Jésus en donne l’exégèse la plus audacieuse : « Il n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants ; tous, en effet, vivent par lui » (Lc 20, 38).
En somme, il leur dit : « Comment pouvez-vous croire que Dieu, se manifestant à Moïse, puisse se présenter comme le Dieu de personnes mortes ? Comment pouvez-vous croire que l’auteur et maître de la vie ne soit pas capable de redonner vie à des corps mortels ? » Jésus leur dit qu’ils sont de piètres exégètes, et c’est bien ce qu’ajoute le parallèle de saint Marc : « Vous méconnaissez les Écritures et la puissance de Dieu… vous êtes complètement dans l’erreur » (Mc 12, 21). Saint Paul l’affirmera après Jésus avec clarté : « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous » (Rm 8, 11).
On retrouve chez Bossuet cette dénonciation d’une exégèse qui demeure à hauteur d’homme et qui ne s’élève pas jusqu’à la puissance divine : « On ne veut point entendre que Dieu puisse faire des choses au-dessus du sens et du raisonnement humain, ni autre chose que ce qu’on voit. C’est pourquoi on n’entend pas les Écritures : parce que pour ne vouloir pas étendre ses vues sur l’immensité de la puissance de Dieu, on abaisse les Écritures à des sens proportionnés à notre faiblesse » (Méditations, 40e jour).
Voilà pour le fait de la résurrection des corps. Vient maintenant la question de la situation de ces corps dans le monde à venir. Ici encore, Jésus reproche aux sadducéens la faiblesse de leur raisonnement : ils transposent dans un hypothétique au-delà ce qui vaut pour le monde d’ici-bas. Ce faisant, il nous dit que nous ne serons pas dans le même état que maintenant. Ne nous méprenons pas, lorsqu’il dit que nous serons « comme des anges », il ne dit pas que notre corps ne sera plus sexué, il suggère que toute notre vie, notre âme et notre corps, toutes nos activités et tout notre amour seront saisis en Dieu et directement finalisés par lui.
Dans la gloire, par rapport à ce que nous connaissons ici-bas, il y aura continuité parce que nous aurons notre propre corps, mais aussi transformation, car la vie divine transfigurera toute notre personne, corps et âme, et par là toute notre vie. L’amour même de ceux qui sont mariés ici-bas demeurera, mais purifié et transfiguré par l’amour divin, et la procréation pour la perpétuation de l’espèce ne sera plus nécessaire. « Matière et esprit seront l’un et l’autre nouveaux et définitivement voués l’un à l’autre », écrit Joseph Ratzinger (La mort et l’au-delà, p. 201).
Bien sûr, nous avons beaucoup de mal à imaginer cet état nouveau, et cela parce que dans notre état actuel, la relation de notre âme à notre corps n’est pas si simple ni si limpide. Nous n’avons qu’une connaissance partielle de cette relation. Le saint cardinal anglais John Henry Newman a médité sur ce point, au milieu du XIXe siècle alors que le scientisme se répandait. Il relève que nous n’avons aucune connaissance directe de ce qu’il appelle la substance vivante du corps. « Qui a l’intuition de son corps ? » Certes, la science nous donne une certaine connaissance du corps, ô combien précieuse lorsqu’il s’agit de le soigner, et c’est plus vrai aujourd’hui encore qu’au temps de Newman. Mais elle ne dit rien de ce que représente le corps dans la personne, de son lien avec l’âme. Il y a un mystère du corps qui passe par son lien à l’âme, et dont seul Dieu a l’intelligence parce qu’il nous a créés âme et corps.
Nous savons bien qu’aujourd’hui il y a une certaine dysharmonie entre notre âme et notre corps. L’âme s’exprime à travers le corps mais elle ne commande pas parfaitement au corps. Les artistes, les grands créateurs, cherchent à exprimer par leur art, qui est un prolongement du corps, les mouvements profonds de leur âme. Mozart avec son piano ou son violon, Bach avec son orgue, le poète avec ses mots, Matisse avec sa peinture : si ces grands créateurs nous émeuvent, c’est parce que les mouvements de l’âme qu’ils expriment font écho aux nôtres. Mais aussi sublime soit-elle, l’œuvre n’est jamais adéquate à l’intention de l’artiste, à ce qu’il porte dans son âme spirituelle et qu’il veut exprimer. C’est pourquoi Georges Rouault a détruit la plupart de ses peintures.
Eh bien, dans la gloire, cette dysharmonie cessera et, au surplus, toute notre vie sera saisie par l’amour divin, par la charité. L’âme s’exprimera parfaitement par le corps, et tous deux seront comblés par la vision de Dieu, envahis par la présence de Dieu. Les plus belles de nos activités d’ici-bas demeureront, mais transfigurées par l’amour de Dieu qui comblera au-delà de tout ce que l’on peut imaginer. Mozart, Bach, Matisse exprimeront par leur corps ce qu’ils ont exprimé sur terre par leur art. Un dominicain du siècle dernier, le Père Molinier, a exprimé cela dans des termes imagés : « Quand nous serons ressuscités, notre propre corps sera pour nous comme un piano est pour Mozart ou pour Chopin. Nous jouerons du corps glorieux. » Il en ira ainsi pour chacun de nous. Chacun et tous nous participerons avec notre corps à cette symphonie céleste et éternelle qui exprimera notre béatitude.
Évangile : Lc 20, 27-38