Une spiritualité un peu superficielle tend à faire de la Sainte Famille le modèle presque matériel, la cause exemplaire des familles chrétiennes. Une famille chrétienne devrait être une copie, en quelque sorte, de la famille de Nazareth. Une telle conception des choses nous met dans l’embarras, parce que la Sainte Famille est bien différente des familles chrétiennes, même lorsqu’elles s’efforcent de vivre saintement. D’abord, l’enfant unique est le Verbe fait chair, ce en quoi il diffère grandement des petites têtes blondes ou brunes que nous connaissons, aussi mignonnes soient-elles. L’enfant Jésus n’a pas désobéi, n’a pas piqué de colères, n’a pas été jaloux, ne s’est pas battu avec ses camarades… bref, il était assez différent des vôtres. Et les parents eux-mêmes, dans la Sainte Famille, étaient hors du commun. La Vierge Marie est immaculée, sans aucune trace de péché. Donc, pas d’impatience, pas d’énervement, pas d’éclats de voix, pas de cri… Et si Joseph, lui, n’était pas immaculé, on perçoit bien qu’il s’est sanctifié aux côtés de Marie, entrant progressivement dans le mystère de son épouse et de son enfant. On imagine mal Joseph affirmant son autorité de façon ombrageuse, faisant preuve de mauvaise humeur, cédant aux pulsions bien classiques de l’égoïsme masculin. Arrêtons là : aussi merveilleuses que soient les familles ici présentes, elles sont assez différentes de la Famille de Nazareth.
Alors, dans ces conditions, la Sainte Famille, si parfaite, a-t-elle quelque chose à dire aux familles qui ne le sont pas, ou au moins pas encore pleinement ? Eh bien oui, il faut dire que la Sainte Famille, si l’on veut bien la considérer, est riche d’enseignements pour toutes les familles, et spécialement les familles chrétiennes.
D’abord, elle montre ceci : une famille chrétienne est une famille qui met l’enfant Jésus au centre de sa vie. Il ne fait aucun doute que toute la vie de Marie et Joseph a été relative à leur enfant. Et si Jésus est bien devenu, comme le dit saint Paul, « le premier-né d’une multitude de frères », alors il a toute sa place au cœur d’une famille qui est devenue sa famille par le baptême. Comme dans l’épisode du recouvrement au Temple qui est l’évangile de ce jour, l’enfant-Jésus invite à se tourner vers le Père du Ciel, à rechercher sa volonté, à être, comme le disent certaines traductions « aux affaires du Père ». Alors, il faut prier l’enfant-Jésus, le solliciter, tout lui confier. Il est un merveilleux frère aîné, qui ne maltraite jamais les cadets, auprès de qui on peut toujours revenir.
Ensuite, Marie et Joseph sont aussi de grands pédagogues pour les parents chrétiens. En effet, qu’est ce qui caractérise, d’ordinaire, la vie d’une famille ? C’est que rien ou presque ne se passe comme on l’imaginait. La vie d’une famille, c’est la soumission au merveilleux impromptu de la vie, car l’imprévu règne le plus souvent sur la vie des familles. La Sainte Famille n’y a pas échappé.
Voyez Joseph. Nul doute qu’il avait imaginé une vie paisible avec celle qu’il avait si bien choisie entre toutes, car Joseph était un homme de goût. Et voilà que sa fiancée est enceinte, sous l’action de l’Esprit Saint, qu’il lui est dit de la prendre cependant chez lui, qu’il lui faut fuir en Égypte, puis repartir… Pauvre et merveilleux Joseph, qui dans un silence absolu suit les ordres que Dieu lui adresse, qui entre dans la conduite de plus grand que lui. Joseph se met au service d’un mystère qui le dépasse complètement. C’est le mystère de la vie, de toute vie humaine. N’oublions pas qu’un homme demeure toujours un peu extérieur au mystère de la vie, car il ne la porte pas, elle se réalise en dehors de lui. Et c’est encore le mystère de la vie en Dieu, qui est aussi déroutant que le précédent. Comment Joseph a-t-il pu se montrer ainsi fidèle ? En demeurant enraciné dans l’amour confiant en Dieu et dans l’amour de son épouse, Marie.
Marie n’est pas en reste dans les aléas de la Sainte Famille. Passons, si j’ose dire, sur la conception miraculeuse de son enfant. L’épisode d’aujourd’hui nous montre que rien n’a été évident pour elle, qu’elle aussi est entrée petit à petit dans la compréhension de la façon de faire de Dieu. « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme nous avons souffert en te cherchant, ton père et moi ! » Même si elle n’a pas récriminé contre cette conduite de Dieu, Marie aussi a connu l’inquiétude pour la vie de son enfant. Dès la présentation de l’enfant au Temple, l’imprévu s’est manifesté : « Cet enfant doit amener la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël, et toi-même, une épée te transpercera l’âme. » Cette découverte progressive et souvent douloureuse de la conduite de Dieu marque toute la vie de Marie et cela, jusqu’au Golgotha, où elle contemple son fils mort et bafoué par les hommes. Tout au long de sa vie, Marie a été surprise par l’œuvre divine, jamais elle ne s’y est opposée. Quelle réponse montre-t-elle ? Elle garde « fidèlement toutes ces choses en son cœur ». C’est aussi son message à toutes les mères de famille. N’ayez pas peur, acceptez d’être déroutées, mais gardez toutes ces choses dans votre cœur, c’est-à-dire placez-les dans la lumière de Dieu.
La conduite de Dieu sur Marie et Joseph, celle du Père, du Fils et de l’Enfant Jésus, n’a pas fait de leur vie un long fleuve tranquille. Au fond, cette conduite leur a appris à demeurer dociles, à obéir dans la confiance, et finalement à se dessaisir de leur enfant. Quand on récite son chapelet, l’épisode du recouvrement au Temple est prié dans les mystères joyeux. À la vérité, c’est un peu étonnant, parce qu’il est autant douloureux que joyeux pour Marie et Joseph. Ils apprennent de l’Enfant-Dieu à se laisser déposséder pour que l’œuvre divine de salut s’accomplisse. Les parents aussi doivent apprendre à se laisser déposséder de leurs enfants pour que l’œuvre de Dieu s’accomplisse en eux et par eux. Des parents chrétiens sont les serviteurs du dessein de Dieu sur leurs enfants.
Au fond, c’est cela une famille chrétienne : une famille où tout est relatif au dessein de Dieu. C’est en cela que la Sainte Famille montre la voie : elle est passée par ce chemin de joies et de douleurs pour parvenir à la lumière et à la gloire.