Homélie du 5 janvier 1997 - Épiphanie

Les tentations des mages au désert

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Ce que l’histoire ne dit pas – mais que moi, frères et sœurs, je vais vous raconter -, c’est que les mages ont bien failli ne jamais arriver à Bethléem. Car, entre l’Orient, d’où ils venaient, et la Judée, où ils allaient, s’étend un grand désert et, comme chacun sait, le désert est le repaire du Malin. Or cette nuit-là, le Malin avait fait un affreux cauchemar: il avait vu une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toute race, langue, peuple et nation, tous réunis dans la paix et la joie autour d’une grande lumière. Mauvais présage: se dit-il au réveil. Aussi lorsqu’il voit venir de loin la caravane des mages, il comprend aussitôt que sa domination sur les nations touche à sa fin. Alors, dans un dernier sursaut, il revêt ses plus beaux atours – c’est-à-dire qu’il se déguise lui-même en Grand Mage et Philosophe (son camouflage favori) – et il s’approche des mages:  » Holà, Messieurs les philosophes, quelle hâte! Peut-on savoir où vous courez de ce pas rapide, qui sied si peu à des sages. Y aurait-il donc du nouveau sous le soleil et les étoiles?  »

I –          » Mais oui, ô Grand Mage, répondit Melchior. Depuis les temps lointains, dans les grimoires des anciens et le cours des astres, nous cherchions la Lumière, nous cherchions la Sagesse, le sens de la vie. Mais, hélas, sans grand fruit. Or la Sagesse elle-même est venue jusqu’à nous. Oui, la Sagesse en personne. Alors, nous nous allons l’adorer. Tu comprends notre hâte! « .  » Mon pauvre ami, repartit le Malin. Avoir tant étudié pour en arriver là! Comme si la lumière pouvait tomber du ciel! Ne sais-tu pas que c’est de toi, homme, que vient toute lumière, qu’indépendamment de toi le monde n’a pas de sens. Il n’est que ténèbres et chaos. C’est à toi et à toi seul d’inventer le sens de ta vie. Non, que diable, l’homme n’est pas un esclave pour s’incliner devant une vérité qui viendrait d’ailleurs. Notre dignité est de rien à attendre. Rentre chez toi, Melchior « .

 » Oh non, Grand Mage, reprit Melchior, nous ne sommes pas des esclaves. Nous sommes des fils. Et de même que la joie des yeux est de s’ouvrir au don de la lumière, de même la joie des fils est s’ouvrir au don du Père. Elle est d’accueillir comme un don très précieux la Sagesse d’en-haut, qui nous enseigne d’où nous venons, où nous allons et par quel chemin.

II –         Décidément, se dit le Malin, cet homme est un illuminé. Il faudra le rayer des cadres de l’Université. Et se tournant vers Balthasar:  » Alors, toi aussi, Balthasar, tu t’imagines que l’Absolu s’intéresse à toi. Que la Sagesse éternelle pour toi s’est faite chair et que cette chair du Verbe, son Corps, son Église, est désormais le lieu ici-bas où Dieu attend tout homme pour lui révéler le sens de sa vie… Et les autres, alors: les musulmans, les bouddhistes, les shintoïstes…? Y penses-tu? Tous ceux qui ne le connaissent pas ton Christ, tous ceux qui n’appartiennent pas à son Église. Tu les exclus alors? Un peu de respect, que diable. Dieu est Dieu: l’Absolu est au ciel et il y reste. Sur terre il n’y a que du relatif et du provisoire: aucune religion ne vaut mieux qu’une autre, de sorte que tu aurais vraiment mieux fait de rester chez toi « .  » Oh bien sûr, Grand Mage, si l’Absolu n’était pas intervenu dans l’histoire des hommes, si Dieu n’avait pas parlé, alors, oui, tu as raison, toutes les religions, toutes les sagesses, se vaudraient. Chacune exprimerait à sa manière quelque chose du mystère ineffable de la vie. Mais voilà, Dieu a parlé et cela change tout. Dieu s’est fait connaître. Il s’est confié aux prophètes d’Israël et leur parole est désormais lestée d’absolu. C’est la parole même de Dieu et nous la recevons comme telle. Et en ces temps qui sont les derniers, Dieu nous a parlé par son Fils, ce Fils  » en qui habite corporellement toute la plénitude de la divinité  » (Col. 2,9). Dieu avec nous; l’Absolu au milieu de nous. Désormais,  » il n’y a pas sous le Ciel d’autre Nom donné aux hommes, par lequel nous puissions être sauvés  » (Ac 4,12).  » Qui a le Fils a la vie, qui n’a pas le Fils n’a pas la vie  » (1 Jn 5,12). Il n’y a pas d’autre moyen, d’avoir la vie éternelle, c’est-à-dire d’être sauvé, que d’être uni à Jésus-Christ, d’avoir part à sa vie. C’est d’ailleurs de cette vie que vivent sans trop le savoir les justes qui se trouvent dans les autres religions, de sorte qu’eux aussi appartiennent à la sainte Église, imparfaitement mais réellement, car là où coule la vie du Christ, là est l’Église.

III –         Inutile de discuter avec ce fanatique, conclut le Malin, et se tournant vers le troisième:  » Ne me dis pas, ô sage Gaspard, que, toi aussi, tu es disposé à renier la culture et la religion de tes pères pour rejoindre l’Église « .  » Oh non, Grand Mage, en entrant dans le peuple de Dieu, je ne renie rien. Au contraire. Car Celui que je vais adorer n’est pas venu pour abolir: il est venu pour accomplir. Il n’est pas venu pour détruire mais pour sauver. Certes, tout ce qu’il y a de tordu dans nos religions non-chrétiennes, tout ce qui, en elles, retient l’homme captif de l’erreur dans les ténèbres et l’ombre de la mort, tout ce qui, en elles, est en définitive ton œuvre, Satan – car je sais qui tu es -, tout cela le Christ le rejette absolument. Mais tout ce qu’il a d’authentiquement humain, tout ce qu’il y a de vrai et de bon, dans ces coutumes, ces cultures et ces religions, le Christ l’accueille, le purifie, le transfigure et il en enrichit son Église. Car l’Église n’est pas liée à une culture particulière: elle est catholique, c’est-à-dire universelle. Elle accueille en chaque culture ce qu’il y a de bien, car cela vient en définitive du Christ et doit lui revenir. Tout cela est déjà mystérieusement l’œuvre de son Esprit. Mais attention! L’Esprit ne fait pas concurrence à Jésus-Christ; il n’ouvre des chemins de salut qui court-circuiteraient le Christ et son Église. Non, avec force et douceur, il conduit tout vers le Christ; il tourne tous les hommes de bonne volonté vers l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes, vers Celui en qui le Père veut tout récapituler. Bref, retire-toi et laisse-nous passer, car on nous attend!  »

Ainsi les mages parvinrent-ils à Bethléem et, lorsque, dans la joie de leur cœur, ils s’agenouillèrent devant la Lumière du monde, l’enfant leur sourit et leur dit:  » Venez les bénis de mon Père. Recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde  » (Mt 25,34). Venez, prémices des nations. Entrez dans mon Église, une et catholique, une et universelle. Entrez dans l’unique bergerie de l’unique Pasteur. Vous n’êtes plus des étrangers, des hôtes de passage, des brebis perdues, désormais, en moi, vous avez trouvé le Chemin – et il n’y en a pas d’autres -, la Vérité et la Vie « .